vendredi 29 octobre 2010

Onomastikon


Renouvier, Gould…

Les noms se ressemblent, reviennent, chez Bernard Quiriny. Ses Contes carnivores, recueil de nouvelles diversement brillantes, mais toujours narrées sur un mode érudit et ironique des plus charmants, abritent ainsi une foule de personnages. Quiriny s’en amuse, comme il s’amuse à souligner leur parenté évidente : ils ont tous le même père – un père qui se projette sans mystère, et sans vergogne, dans chacun d’eux. Serait-on en train de nous proposer un symbole ô combien subtil sur l’artificialité de l’art d’écrire ? Ce serait l’œuvre d’un auteur un rien arrogant, et dans le cas de Quiriny, si ses précédentes œuvres permettait une telle prétention – parce que souvent doublée d’autocritique –, le procédé fait long feu. Avec ses Assoiffées, Quiriny passe la ligne rouge.

Pierre Gould, alterego multiforme de l’auteur, prend son envol dans ce nouveau – ce premier – roman, en littérateur aux multiples casquettes et à l’arrogance suprême. Bouffi d’importance, l’homme organise une expédition, flanqué d’une demi-douzaine de compagnes et compagnons de voyage, vers le pays le plus dangereux d’Europe : la Gynécée de Belgique. Cet empire est aux mains des femmes, qui ont réduit les hommes en esclavages et tiennent d’une main de fer un empire féminin aux forts accents de bloc de l’Est. Du fond de ce riant pays, une Belge va gravir les échelons de l’appareil d’état, en tâchant de conserver sa lucidité dans les pages d’un journal intime bien opportun.

J.G. Ballard disait des romans que beaucoup auraient gagnés à n’être rédigé que sous la forme de nouvelles. Jusqu’à plus ample informé, on tiendra cette maxime pour vraie concernant Bernard Quiriny, tant la déception est au rendez-vous, après son passage de la nouvelle au roman. Les Assoiffées se révèle, ainsi, être un cas d’école pour l’étude des défauts des récits parfaits pour une nouvelle, gonflés pour passer au format du roman. Si le procédé narratif double – l’expédition et le journal intime – fait relativement sens dans les dernières pages, on est frappé par sa vacuité, tout au long du récit. Les Assoiffées est un livre éparpillé : entre ses deux grands axes narratifs, entre les personnages qui parsèment ceux-ci, se multipliant inutilement. Quiriny dissocie d'autant plus ces personnages de leur rapport au monde qu'il en multiplie le nombre, et les péripéties s'accumulent pour ces personnages-ombres, pourtant narrativement inutiles.

Ce que veut Quiriny, outre passer par l'empathie pour appuyer son discours critique sur les égarements d'une dictature basée sur une idéologie (les références à Ceaucescu, Mao, Kim Jong-Il..., sont transparentes), c'est s'interroger sur les raisons d'être des soutiens populaires d'un tel régime, à la fois à l'étranger (la lâcheté et l'intérêt entrent en ligne de compte - rien de neuf sous le soleil), mais également au sein de ces régimes, au quotidien. La méthode de Quiriny consiste à démontrer que le corps social se fédère d'un bloc, naturellement, contre une situation inacceptable. Ici, la domination phallocrate. Pour corrompu et décadent que soit le régime de l'Empire, Quiriny montre avec justesse les sujets sincèrement désemparés lorsque l'appareil d'état se délite - autant en tant que cibles de la propagande que profondément, intimement.

Pas modeste pour un sou - Gould est son alter-ego à juste titre, semble-t-il -, Quiriny introduit la figure de Montesquieu dans son roman. Aspire-t-il à faire des Assoiffées un moderne Esprit des lois, mâtinés de théories soi-disant égalitaristes à la mode ? Son dernier ouvrage a en effet la saveur d'un conte ironique et philosophique à la Oscar Wilde, mais un conte laborieux, contourné, sans l'humour du prince des dandys - sans aucun humour, finalement.

dimanche 14 février 2010

Licence poétique


Le désavantage des grands magasins de librairie, c’est qu’on a toutes les chances de s’y faire sauter dessus par un bouquin planqué là où on ne s’y attend pas. Cet après-midi là, par exemple, dans la cohue d’un des temples de la consommation bibliophile parisienne : ayant sous le bras un volume longtemps cherché, et enfin retrouvé, j’aperçois sur mon passage une anthologie des Contes immoraux du XVIIIe siècle. Une merveille prometteuse de malveillance littéraire et de vilénie réjouie, et un achat qu’il me fallait faire, ne serait-ce que pour le placer en exergue de ma bibliothèque, aux côtés de Philosopher, ou l’art de clore le bec aux femmes et de Belle femme, gros ennuis, histoire de choquer les belles âmes qui se seraient égarées chez moi.

Et comme un acte sournois ne reste jamais sans récompense, à peine suis-je installé à une terrasse de café à parcourir l’objet, que me voilà avoisiné par un couple de dames d’un certain âge. Nos tables étant proches de la porte, les malheureuses vénérables frissonnent. M’apprêtant à sortir, je leur propose ma table, elle stratégiquement placée pour éviter de mourir d’une pneumonie. La plus proche d’entre mes voisines me regarde comme si j’étais devenu le gendre idéal, et s’intéresse à moi, alors que je remballe le contenu de mon sac : « Oh, merci jeune homme. Et que lisez-vous ? »

Temps d’arrêt, évidemment. Au départ interdit, je plisse mon sourire, et produis la couverture de mes Contes immoraux. Du côté de l’ancêtre, la tectonique des rides s’active, et les lèvres se plissent pour condamner illico les mœurs décadentes dont ce livre était la preuve. Elle qui m’eût donné le bon dieu sans confession quelques secondes auparavant, si je n’avais laissé, malicieux, traîner le bout de [m]a queue devant [m]es yeux maléfiques ! Et comme le disait il y a peu un ami fort sage dans un décasyllabe à la délicieuse perfidie : « Une vieille de choquée, c’est toujours ça de gagné ! »

Non content de produire son petit effet, il apparaît que le volume abrite en ses pages quelques pièces dignes d’intérêt. Témoin ce poème, « Mourir pour renaître », aux audaces souriantes, mais dont la tendance est à ne laisser personne – sinon les jeunes amoureux, qui pourrait leur vouloir quelque mal que ce soit ? – indemne. Il conviendra d’en goûter la jolie irrévérence, face à son équivalent aujourd’hui bien plus terne, et aussi, surtout la joliesse qui se cache sous la paillardise…

[Le début du poème nous amène Hortense, veuve présentée comme un peu revêche, au seuil du moment où « déjà, loin d’[elle], la troupe des amants fuyait le colombier », et qui choisit, logiquement, de se retirer loin du monde des amours, avant que celui-ci ne l’abandonne. Ayant résolu cependant de ne pas se passer d’amant, elle courtise son abbé directeur de conscience, lequel calotin se prête volontiers aux sentiments de la dame – mais qui est également courtisé par une autre veuve locale (Clarice). Et pendant ce temps, deux purs enfants (Fanfan et Mignonette) n’attendent que de se découvrir l’un l’autre.]

(…)
Or, ces enfants jouaient souvent ensemble
À la boule, au volant, ou bien quelque autre jeu,
Et de ce les mamans s’inquiétaient fort peu.
Elles agissaient, ce me semble,
Imprudemment. La curiosité,
Quelque faux pas, un rien, une ingénuité
Vient découvrir le pot aux roses,
Et puis l’on ignore les causes…
Mais halte-là, c’est assez discouru,
Au fait. Un soir, au beau clair de la lune,
Nos deux enfants, après avoir couru
Et bien joué, de chacun une prune
Veulent se régaler ; pour ce faire, à bas bruit
Ils entrent au jardin ; là, chacun en cueille une,
Non sans se retourner, pour voir si l’on les suit,
Près deux, à travers le feuillage,
Dans une espèce d’ermitage,
Ils aperçurent… Qui ! Qui ? devinez, lecteur,
C’est Clarice avec son directeur.

Peindrai-je la rougeur, le trouble de Clarisse,
Son sein jonquille à demi nu,
Ses yeux pourpres qui, d’un air ingénu,
Semblaient dire à l’abbé : faut-il que je périsse ?
Décrirai-je ce front où se peignait l’ennui,
Et ces bras décharnés qui s’étendaient vers lui ?
Ces hoquets amoureux, ces transports et ses larmes ?
Peindrai-je l’homme noir confus de tant de charmes,
Prêt à céder à la nécessité
De s’allier avec l’antiquité ?
- Non, non, jamais, s’écriait le squelette,
Personne n’eut cette faveur secrète
Que je ne veux faire qu’à toi ;
Vois ton bonheur… Je meurs !... Embrasse-moi…
À ces mots doux monsieur l’abbé l’embrasse ;
Momus accourt, rit, et les enlace ;
Et l’un et l’autre en poussant un soupir,
Crient en duo : - Je vais mourir !
Ah ! je me meurs !... Fanfan et Mignonette
Effrayés, se sauvent soudain,
Et vont à l’autre anachorète
Conter la scène du jardin.
Elle de dire, en faisant grise mine,
Et de son mieux leur cachant sa surprise :
- Punition et vengeance de Dieu !
Oui, mes enfants, quand trop près l’un de l’autre
On se tient, n’importe en quel lieu,
On meurt de mort ; et c’est un saint apôtre
Qui nous le dit : c’est, je crois, saint Matthieu
Ou bien saint Paul. – Comment, dit Mignonette,
Si mon petit ami venait à m’embrasser,
J’en mourrai ? – Eh mais oui. Se laisser carresser
Par un garçon, surtout étant seulette,
Cause la mort. Or Dieu m’a fait don,
Et c’est de rendre la lumière
À deux pêcheurs morts de cette manière.
Mettez-vous à genoux, et demandez pardon
À Dieu pour eux. Les deux anges prièrent,
Et les damnés ressuscitèrent.
Toujours les saints attrapent le démon.

Le lendemain, en sortant de chez elle,
Hortense dans son cabinet
Les laissa. – Gardez-vous, dit-elle,
De rien casser ; autant vaudrait
Que fussiez morts. Oui, maman… Mignonette,
L’instant d’après, donne un coup de raquette
Sur une glace, et le verre à l’instant
Sur le pavé s’en va tombant.
Figurez-vous l’effroi de la fillette.
- Hélas ! mon Dieu ! Quel malheur ! Ah ! Fanfan,
Tout est perdu. Que va dire maman ?
Elle soupire, elle pleure, et ses larmes
À son visage encore donnent de nouveaux charmes.

Fanfan, sensible à ses douleurs,
Sent que son jeune cœur palpite,
Il la console, il s’approche au plus vite,
Et d’un baiser veut essuyer ses pleurs,
- Ah ! Que fais-tu ? lui dit-elle, interdite,
Ne crains-tu pas ?... Si nous allions mourir !...
- Eh bien, mourons ; et périr pour périr,
Autant le faire tout de suite.
Autant vaudrait mourir, nous a dit ta maman…
- Eh bien mourons… Sur sa bouche enfantine
Quatre baisers sont ravis par Fanfan.
Il n’en meurt pas. Le voile transparent
Qui couvre sa gorge divine
Est écarté. – Meurs-tu ? lui dit l’aimable enfant,
- Hélas ! nenni. Je crois que le remède
N’est pas sûr. Cet hélas que le soupir précède,
Précède à son tour un soupir,
Doux interprète du désir.
Mignonette est l’idole, et Fanfan l’idolâtre.
Tous deux soupirent tour à tour ;
Et de ce sein charmant arrondi par l’amour,
Du feu de ses baisers fanfan rougit l’albâtre.
- Meurs-tu, Fanfan ? lui dit la jeune Agnès.
- Hélas ! non. Et toi, Mignonette ?
- Hélas ! ni moi. Je ne vois nul progrès,
Si ce n’est qu’une ardeur secrète
M’embrase… - Eh bien, ma petite, voyons,
Lui dit Fanfan, continuons.
- Non, non, jamais, dit la jeune héroïne,
Personne n’eut cette faveur divine
Que je ne veux faire qu’à toi,
Vois ton bonheur… Je meurs !... Embrasse-moi !...

- Quoi ! c’est ainsi, dit-il avec surprise,
Quoi ! c’est ici que l’on trouve la mort ?
Il la trouva. La maman de l’église
Revenait, quand, dans un transport,
Ils s’écriaient, en versant quelques larmes,
- Ah ! pour les malheureux que la mort a de charmes !
À vos avis, maman, nous déférons ;
Ne grondez pas… Je sens… que… nous mourons.

Gabriel Jean Antoine Pluchon-Destouches, « Mourir pour renaître »

dimanche 17 janvier 2010

Les Filles de la cendre


Sur La Dame n°13, José Carlos Somoza

Avec la Dame n°13, nous dit le quatrième de couverture, il faut user de prudence car - si par malheur tu parles d'elle... !, lance un vieillard, sibyllin, à son petit-fils. Et il semble qu’on ait déjà fort à faire avec les douze autres. Ces treize Dames – conservons leur la majuscule, plus par crainte que par révérence – seraient les Muses, mais également beaucoup plus que cela. Êtres divins, et donc parfaitement étrangers à la notion de compassion, d’empathie ou d’humanité, les Dames président depuis des éons à la création de la poésie. Et dans les océans de vers produits par les poètes depuis le début des temps, certains vers, certaines strophes, dits d’une certaine façon, par certaines personnes, recèlent un pouvoir insoupçonné – des sorts que les Dames savent reconnaître, et exploiter.

Pour quelle raison les deux protagonistes de La Dame n°13 se retrouvent-ils sur le chemin de ces terribles créatures ? C’est toute l’intrigue de l’ouvrage. Un ouvrage étonnant : là où l’on s’attendrait à trouver une jolie allégorie, peut-être un peu gauche, de l’influence de la poésie sur le réel, Somoza se montre d’un sombre matérialisme. Rarement, sinon jamais, ne se laissera t-il tenter par la tentation de la polysémie – sinon dans quelques étranges images, au lyrisme insoupçonné, qui émaillent le récit. Mais le reste de son discours est celui d’un lecteur avide, qui aurait intégré les plus perturbées des images poétiques : le verbe de Somoza sert avant tout à créer une galerie de monstruosités, de barbaries inattendues, qui évoquent plus volontiers les plus baroques passages de H.P. Lovecraft, les plus insanes poésies de William Blake, mais aussi et surtout L’Enfer de Dante, et Les Chants de Maldoror, de Lautréamont.


La poésie, c’est la folie cannibale, la dévoreuse de monde qui se tapit sous les illusions que cherchent les poètes, semble nous dire le narrateur. Utilisant une structure évocatrice du roman gothique, il va plonger ses personnages dans une enquête sombre, riche en complots et rebondissements, mais dont la fin de sera pas éludée comme dans les autres ouvrages de cette mouvance : il n’est ici nullement question de valider une pseudo-morale victorienne, juste, peut-être, de personnifier le monstre que cache l’inspiration poétique ; l’horreur jalouse, fantomatique et dévorante de l’Inspiration.


Le plus étonnant reste cette tendance de Somoza à se choisir un thème, pour mieux s’en écarter : décrire une descente aux enfers d’une façon certes hyperbolique, mais toujours en restant dans un langage – parfois douloureusement – concret, alors qu’il s’agit de parler de poésie. On peut en dire autant du rapport aux femmes de l’auteur comme des personnages. De menace latente et mystérieuse, d’Hadaly idéale et inaccessible sous toutes ses formes, la femme devient un monstre inhumain, non pas pervers, mais étranger à toute motivation humaine – à toute motivation masculine, serait-on tenté de dire. Les personnages mâles du récit sont ainsi tous transformés en jouets de passions qui les dépassent, dans lesquelles ils se révèlent sincèrement, mais en demeurant d’inutiles pantins justes bons à susciter le mépris, l’amusement, ou la compassion. L’auteur, quant à lui, semble se refuser à dépeindre l’intériorité de ses personnages féminins, alors que la psyché des deux hommes au centre de l’intrigue est copieusement disséquée…


Somoza livre t-il, avec La Dame n°13, un chant de peur à l’égard de la femme, cette figure toujours voulue comme l’inspiration du poète dans une conception « classique » de l’art – qu’il rapprocherait de la figure de la femme désirée par l’homme, qui se révèle également une tromperie, peut-être la pire de toute, dans son ouvrage ? Peut-être trouvons nous ici trace de ce puritanisme sous-jacent dont sont caviardés les romans gothiques. Triste constat, auquel on voudra opposer l’infernal Lilith, où Marcel Schwob prend le contre-pied de la vision martyre de Somoza, avec un narrateur homme chez qui la passion amoureuse est avant tout celle du poète pour son idéal, un idéal qu’il révère jusqu’à la consommation – littérale, cannibale, vertigineuse, et plus profondément troublante – de l’union.

jeudi 7 janvier 2010