dimanche 14 février 2010

Licence poétique


Le désavantage des grands magasins de librairie, c’est qu’on a toutes les chances de s’y faire sauter dessus par un bouquin planqué là où on ne s’y attend pas. Cet après-midi là, par exemple, dans la cohue d’un des temples de la consommation bibliophile parisienne : ayant sous le bras un volume longtemps cherché, et enfin retrouvé, j’aperçois sur mon passage une anthologie des Contes immoraux du XVIIIe siècle. Une merveille prometteuse de malveillance littéraire et de vilénie réjouie, et un achat qu’il me fallait faire, ne serait-ce que pour le placer en exergue de ma bibliothèque, aux côtés de Philosopher, ou l’art de clore le bec aux femmes et de Belle femme, gros ennuis, histoire de choquer les belles âmes qui se seraient égarées chez moi.

Et comme un acte sournois ne reste jamais sans récompense, à peine suis-je installé à une terrasse de café à parcourir l’objet, que me voilà avoisiné par un couple de dames d’un certain âge. Nos tables étant proches de la porte, les malheureuses vénérables frissonnent. M’apprêtant à sortir, je leur propose ma table, elle stratégiquement placée pour éviter de mourir d’une pneumonie. La plus proche d’entre mes voisines me regarde comme si j’étais devenu le gendre idéal, et s’intéresse à moi, alors que je remballe le contenu de mon sac : « Oh, merci jeune homme. Et que lisez-vous ? »

Temps d’arrêt, évidemment. Au départ interdit, je plisse mon sourire, et produis la couverture de mes Contes immoraux. Du côté de l’ancêtre, la tectonique des rides s’active, et les lèvres se plissent pour condamner illico les mœurs décadentes dont ce livre était la preuve. Elle qui m’eût donné le bon dieu sans confession quelques secondes auparavant, si je n’avais laissé, malicieux, traîner le bout de [m]a queue devant [m]es yeux maléfiques ! Et comme le disait il y a peu un ami fort sage dans un décasyllabe à la délicieuse perfidie : « Une vieille de choquée, c’est toujours ça de gagné ! »

Non content de produire son petit effet, il apparaît que le volume abrite en ses pages quelques pièces dignes d’intérêt. Témoin ce poème, « Mourir pour renaître », aux audaces souriantes, mais dont la tendance est à ne laisser personne – sinon les jeunes amoureux, qui pourrait leur vouloir quelque mal que ce soit ? – indemne. Il conviendra d’en goûter la jolie irrévérence, face à son équivalent aujourd’hui bien plus terne, et aussi, surtout la joliesse qui se cache sous la paillardise…

[Le début du poème nous amène Hortense, veuve présentée comme un peu revêche, au seuil du moment où « déjà, loin d’[elle], la troupe des amants fuyait le colombier », et qui choisit, logiquement, de se retirer loin du monde des amours, avant que celui-ci ne l’abandonne. Ayant résolu cependant de ne pas se passer d’amant, elle courtise son abbé directeur de conscience, lequel calotin se prête volontiers aux sentiments de la dame – mais qui est également courtisé par une autre veuve locale (Clarice). Et pendant ce temps, deux purs enfants (Fanfan et Mignonette) n’attendent que de se découvrir l’un l’autre.]

(…)
Or, ces enfants jouaient souvent ensemble
À la boule, au volant, ou bien quelque autre jeu,
Et de ce les mamans s’inquiétaient fort peu.
Elles agissaient, ce me semble,
Imprudemment. La curiosité,
Quelque faux pas, un rien, une ingénuité
Vient découvrir le pot aux roses,
Et puis l’on ignore les causes…
Mais halte-là, c’est assez discouru,
Au fait. Un soir, au beau clair de la lune,
Nos deux enfants, après avoir couru
Et bien joué, de chacun une prune
Veulent se régaler ; pour ce faire, à bas bruit
Ils entrent au jardin ; là, chacun en cueille une,
Non sans se retourner, pour voir si l’on les suit,
Près deux, à travers le feuillage,
Dans une espèce d’ermitage,
Ils aperçurent… Qui ! Qui ? devinez, lecteur,
C’est Clarice avec son directeur.

Peindrai-je la rougeur, le trouble de Clarisse,
Son sein jonquille à demi nu,
Ses yeux pourpres qui, d’un air ingénu,
Semblaient dire à l’abbé : faut-il que je périsse ?
Décrirai-je ce front où se peignait l’ennui,
Et ces bras décharnés qui s’étendaient vers lui ?
Ces hoquets amoureux, ces transports et ses larmes ?
Peindrai-je l’homme noir confus de tant de charmes,
Prêt à céder à la nécessité
De s’allier avec l’antiquité ?
- Non, non, jamais, s’écriait le squelette,
Personne n’eut cette faveur secrète
Que je ne veux faire qu’à toi ;
Vois ton bonheur… Je meurs !... Embrasse-moi…
À ces mots doux monsieur l’abbé l’embrasse ;
Momus accourt, rit, et les enlace ;
Et l’un et l’autre en poussant un soupir,
Crient en duo : - Je vais mourir !
Ah ! je me meurs !... Fanfan et Mignonette
Effrayés, se sauvent soudain,
Et vont à l’autre anachorète
Conter la scène du jardin.
Elle de dire, en faisant grise mine,
Et de son mieux leur cachant sa surprise :
- Punition et vengeance de Dieu !
Oui, mes enfants, quand trop près l’un de l’autre
On se tient, n’importe en quel lieu,
On meurt de mort ; et c’est un saint apôtre
Qui nous le dit : c’est, je crois, saint Matthieu
Ou bien saint Paul. – Comment, dit Mignonette,
Si mon petit ami venait à m’embrasser,
J’en mourrai ? – Eh mais oui. Se laisser carresser
Par un garçon, surtout étant seulette,
Cause la mort. Or Dieu m’a fait don,
Et c’est de rendre la lumière
À deux pêcheurs morts de cette manière.
Mettez-vous à genoux, et demandez pardon
À Dieu pour eux. Les deux anges prièrent,
Et les damnés ressuscitèrent.
Toujours les saints attrapent le démon.

Le lendemain, en sortant de chez elle,
Hortense dans son cabinet
Les laissa. – Gardez-vous, dit-elle,
De rien casser ; autant vaudrait
Que fussiez morts. Oui, maman… Mignonette,
L’instant d’après, donne un coup de raquette
Sur une glace, et le verre à l’instant
Sur le pavé s’en va tombant.
Figurez-vous l’effroi de la fillette.
- Hélas ! mon Dieu ! Quel malheur ! Ah ! Fanfan,
Tout est perdu. Que va dire maman ?
Elle soupire, elle pleure, et ses larmes
À son visage encore donnent de nouveaux charmes.

Fanfan, sensible à ses douleurs,
Sent que son jeune cœur palpite,
Il la console, il s’approche au plus vite,
Et d’un baiser veut essuyer ses pleurs,
- Ah ! Que fais-tu ? lui dit-elle, interdite,
Ne crains-tu pas ?... Si nous allions mourir !...
- Eh bien, mourons ; et périr pour périr,
Autant le faire tout de suite.
Autant vaudrait mourir, nous a dit ta maman…
- Eh bien mourons… Sur sa bouche enfantine
Quatre baisers sont ravis par Fanfan.
Il n’en meurt pas. Le voile transparent
Qui couvre sa gorge divine
Est écarté. – Meurs-tu ? lui dit l’aimable enfant,
- Hélas ! nenni. Je crois que le remède
N’est pas sûr. Cet hélas que le soupir précède,
Précède à son tour un soupir,
Doux interprète du désir.
Mignonette est l’idole, et Fanfan l’idolâtre.
Tous deux soupirent tour à tour ;
Et de ce sein charmant arrondi par l’amour,
Du feu de ses baisers fanfan rougit l’albâtre.
- Meurs-tu, Fanfan ? lui dit la jeune Agnès.
- Hélas ! non. Et toi, Mignonette ?
- Hélas ! ni moi. Je ne vois nul progrès,
Si ce n’est qu’une ardeur secrète
M’embrase… - Eh bien, ma petite, voyons,
Lui dit Fanfan, continuons.
- Non, non, jamais, dit la jeune héroïne,
Personne n’eut cette faveur divine
Que je ne veux faire qu’à toi,
Vois ton bonheur… Je meurs !... Embrasse-moi !...

- Quoi ! c’est ainsi, dit-il avec surprise,
Quoi ! c’est ici que l’on trouve la mort ?
Il la trouva. La maman de l’église
Revenait, quand, dans un transport,
Ils s’écriaient, en versant quelques larmes,
- Ah ! pour les malheureux que la mort a de charmes !
À vos avis, maman, nous déférons ;
Ne grondez pas… Je sens… que… nous mourons.

Gabriel Jean Antoine Pluchon-Destouches, « Mourir pour renaître »