mardi 20 décembre 2011

D'autres pirates

S'il existe encore aujourd'hui, malheureusement, des exemples concrets de ce que la piraterie maritime peut représenter de plus terrible, le symbole du drapeau noir ne s'en laisse pas compter. De défiance étatique ouverte en manipulation cybernétique illégale, du Parti des pirates à la Pirate Bay, c'est encore et toujours sous le drapeau noir au crâne que se rassemblent ceux qui, par idéal ou par intérêt, s'inquiètent de la liberté.

Probablement parce que la fiction a trouvé dans la figure des forbans libres de toute attache, sinon celle qu'ils ont à leur navire, un symbole puissant, et qu'il n'en faut pas plus pour qu'il nourrisse l'inconscient collectif.

C'était en 1961. Le Portugal vivait les derniers moments de la dictature de Salazar, une quarantaine d'années placée sous le signe de l'autocratie conservatrice, d'interdiction du parlementarisme et des syndicats. Il faudra, pour que le monde se souvienne du peuple portugais, qu'un écrivain se fasse pirate. Désireux d'attirer l'attention des médias, l'auteur Carlos Malta Galvao va se rendre maître de la Santa-Maria, au large des Îles-sous-le-Vent. Il a raconté lui-même son exploit :


« Sitôt arrivé à Curaçao, j'allais m'installer dans une petite pension sur le port. Je n'avais sur moi, pour toute fortune, que quinze florins. Ce furent une horrible journée et une horrible nuit d'attente. Pendant ce temps, mes hommes embarquaient à bord de la Santa-Maria. Au dernier moment, l'un d'eux, le spécialiste radio, manqua à l'appel.

« De la fenêtre de ma chambre, je pouvais voir le canal par lequel arriverait la Santa-Maria. Le matin du 21 janvier, vers 9h, un grand fracas m'annonça que le pont qui fermait l'entrée du canal était en train de s'ouvrir. À l'entrée du canal, majestueux et digne, se profilait l'objet de mes rêves, la Santa-Maria. Le navire passa devant ma fenêtre et alla mouiller à l'autre bout de l'île. Au bout d'une heure d'attente anxieuse, j'entendis soudain tambouriner à ma porte. C'était Santo Maior, qui venait m'annoncer que tout s'était bien déroulé et qu'il avait passé la nuit à observer, dans les moindres détails, la marche de la Santa-Maria. (…)

« Vers 18h, [je sortis en sa compagnie]. Nous nous arrêtâmes au siège de la compagnie, où je retirai une carte de visiteur. Puis, très détendu, je me mêlai au flot des passagers qui montaient et descendaient, et je mis le pied sur la Santa-Maria. Déjà, et c'était bouleversant, je sentais confusément que le navire était à moi. (…)

« Je fis la distribution des armes. (…) À 1h25, je quittai ma cabine. À 1h30, sur un signe de moi, tous les hommes sortirent leurs armes, passèrent leur brassard et revêtirent leur béret. Les officiers ont arboré leurs épaulettes. "Vamos !", dis-je alors. (…) »

Il faut 45 minutes aux insurgés pour s'emparer du navire. Ils font deux blessés, qui sont portés à l'infirmerie, mais l'équipage de 318 hommes est maîtrisé, le capitaine mis au fer, les passagers consignés dans leurs cabines, et le paquebot de 20.000 tonnes fait alors route pour une destination inconnue. À ce moment, nul, en dehors des personnes présentes sur la Santa-Maria, ne s'est encore rendu compte de la mutinerie.

« Du haut de la passerelle de commandement, je regardai la proue de la Santa-Maria changer de direction vers le destin que je lui imposais. (…) Ce soir, il était à moi, et il s'appellerait désormais Santa-Libertade. (…) Mon intention était de naviguer vers l'Afrique en secret, aussi longtemps, tout au moins, que le secret pourrait être gardé. (…)


« C'est le lendemain matin (…) qu'une circonstance imprévue vint tout remettre en cause. Le médecin de bord m'annonça que l'officier de quart était mort, mais que le marin blessé pouvait être sauvé s'il était opéré d'urgence. (…) Je réunis mes adjoints sur la passerelle et leur demandait leur avis. Le débarquement de cet homme signifiait la découverte de notre entreprise. D'un autre côté, il y avait en jeu une vie humaine. Finalement, je donnais l'ordre de mettre le cap sur Santa-Lucia et de débarquer le blessé. Quand nous fûmes à deux milles de la côte, je fis descendre une embarcation avec un infirmier, un des commissaires et trois marins. Avec eux, s'envola le secret de la Santa-Maria. »

Il aura suffit d'une vie en jeu pour que Carlos Malta Galvao s'écarte du tout venant des pirates : en cela, il reste fidèle à la figure romanesque, héroïque au grand cœur, qui a supplanté celle des ruffians assoiffés de richesses, sans foi ni loi. Quel aurait été le destin de la Santa-Maria parvenue en Afrique ? Une prise d'otage traditionnelle ? C'est donc un heureux hasard que celui qui inscrivit l'entreprise quichottesque de l'écrivain-pirate dans la légende plutôt que dans la colonne des faits divers.

Mais, ce n'est certainement pas l'avis des autorités. Les États-Unis lancent la marine nationale et ses avions à la poursuite du navire. Carlos Malta Galvao ne peut plus se rendre en Afrique : il tente un moment de négocier une reddition auprès de la marine brésilienne, à Recife, mais en vain. Alors, le 2 février, une dizaine de jour après le début de son rêve rebelle, il accepte d'échanger les passagers et l'équipage contre un remorqueur.

« Mon intention était, après le débarquement des passagers et de l'équipage, de revenir en eaux libres. Mais comme je n'aurais plus d'équipage, j'aurais besoin d'un remorqueur. Car j'avais pris ma décision dans la solitude de ma cabine. Si l'épopée de la Santa-Maria s'arrêtait par la force des choses, parce qu'un jour nous avions préféré au succès de notre entreprise le sauvetage d'une vie humaine, une épave scellerait à jamais dans ces eaux le souvenir de ce grand bateau qui était passé par là un jour, avec à son bord une poignée d'hommes épris de liberté. »

Une fois récupérés l'équipage et les passagers, les Brésiliens refusent le remorqueur promis. La reddition sans condition s'impose alors au capitaine pirate et à ses conjurés. Le réel, encore une fois, avait pris le pas sur le symbole.