mardi 28 février 2012

Zé du cercueil

Né en 1936, José Mojica Marins n'a guère que 14 ans lorsqu'il réalise son premier film, le court métrage Reino sangrento, dans lequel il joue également. Fils d'un exploitant de cinéma, le cinéaste est une créature de celluloïd : avec À minuit, je posséderai ton âme, il crée en 1964 Zé do Caixão - « Zé du cercueil », un personnage hautement baroque qui va devenir également l'alter ego de l'artiste à la ville. Remplaçant rapidement les faux ongles du personnage par les siens propres (enfin, propres, avec cette longueur, qui sait ?), le réalisateur va faire sien son look outrageusement gothique (ongles-griffes, frac, haut-de-forme, bouc et moustache) et devenir une icône de la contre-culture dans les Amériques.

À minuit je posséderai ton âme

Zé du cercueil s'interroge face caméra

L'acte de naissance de Zé du cercueil est le diptyque À minuit je posséderai ton âme et sa suite, en 1967, Cette nuit je m'incarnerai dans ton cadavre. Le personnage a aujourd'hui plus d'une quinzaine de films à son actif. Au-delà de la créature cinématographique grotesque et fascinante constituée par Zé, À minuit je posséderai ton âme est également considéré le premier film fantastique brésilien.

En dehors de cela, le film n'est pas particulièrement notable. Tout au plus peut-on y déceler les prémices de l'inventivité brutale et malade du second volet. Nous y rencontrons donc Zé, croque-mort de son état, et insatisfait de sa relation avec son épouse. Celle-ci n'est pas, à ses yeux, digne de porter son héritier, un mâle bien sûr, qui serait la consécration ultime de l'existence de Zé. L'amie de son copain Antônio, en revanche, pourrait fort bien convenir. Méthodique, Zé va donc assassiner son épouse (en la faisant piquer par une araignée), puis noyer Antônio, avant de violer son amie, qui se suicide par la suite. Ses agissements, ainsi que ses bravades perpétuelles à l'égard de Dieu et du Diable, finissent par le mettre en difficulté : pourchassé par la populace locale, hanté par des visions de fantômes infernaux, Zé va finir par succomber...

La première singularité du film est la façon dont il suit les pas autosatisfaits de Zé / José : les deux se confondent rapidement, comme si l'acteur-réalisateur tenait véritablement à se mettre en scène, lançant à la face du dieu de ses contemporains un défi permanent, faisant montre d'un sadisme et d'une perversion redoutables (tout cela lui vaudra d'ailleurs d'être sévèrement censuré par le régime brésilien d'alors). Jamais les contemporains de Zé ne vont oser de soulever contre lui, alors même qu'il est un assassin avéré et qu'il menace de s'en prendre à d'autres.

On repense aux classiques de l'Universal, dont le film respecte la progression narrative classique. À minuit je posséderai ton âme ressemble ainsi à un Homme invisible (James Whale, 1933) qu'on suivrait du point de vue du personnage éponyme dans ses pires excès, alors que, méprisant et narquois, il s'amuse de parvenir à occire ses contemporains de la plus ridicule des façons.

Le film serait pourtant bien routinier si Zé / José ne passait son temps à lancer des blasphèmes toujours plus violents, évoquant ainsi Dom Juan, ou les héros du roman gothique, déterminés à tester les limites de la patience divine. Zé semble n'avoir aucune limite, aucun tabou dans ses outrances verbales – ni dans la violence dont il fait preuve. Guidé avant tout par son sadisme manifeste, José Mojica Marins met en scène des agressions et des meurtres où il semble jubiler de pouvoir laisser libre court à son imagination outrancière.

Grand bien lui fasse, mais au-delà de celle-ci, le style Marins n'impressionne guère – si ce n'est dans la scène du viol, où le cinéaste, avec une pudeur étonnante et un sens symbolique certain, cadre la main de la victime en train de broyer un canari tandis que Zé lui fait subir les derniers outrages.


Rares, hélas, sont ces moments dans À minuit je posséderai ton âme, où même les visions les plus fantasmagoriques (les apparitions de fantômes) relèvent du tout-venant fantastique.



Cette nuit je m'incarnerai dans ton cadavre


Autant dire que la vision de Cette nuit je m'incarnerai dans ton cadavre surprendra donc qui vient de voir À minuit je posséderai ton âme. À l'image approximative de son prédécesseur (le décadrage et les tremblements de l'image pourraient être volontaires, certes, mais...), Cette nuit je m'incarnerai dans ton cadavre oppose une photographie d'une netteté remarquable. De fait, tout le film est à cette image, comme une version plus précise, qui aurait pris le temps de mûrir, du monde de José Mojica Marins.

Ce qui ne signifie pas que le film soit plus fréquentable, loin de là. Zé du cercueil revient : il n'était pas mort, en fait (« il respire encore », nous indique un témoin de la dernière scène de À minuit... qui continue en préambule. Comme quoi, si on avait attendu un peu plus la dernière fois...). Il n'a pas appris grand-chose de ses expériences du premier film, et cherche toujours la femme idéale, la procréatrice parfaite, quitte à tuer de nouveau (on va s'gêner !). Tout cela, en prenant toujours le temps de pérorer sur les sujets les plus blasphématoires. Mêmes causes, mêmes conséquences : l'ire divine et celle, plus pressante, de ses contemporains, vont causer la ruine de Zé.

Zé est cette fois flanqué d'un assistant bossu et défiguré bien dans la tradition (mais dénommé Bruno)

José Majico Marins est toujours fidèle à ses premières influences : les films de monstres de l'Universal (cette fois, la parenté avec la saga du baron Frankenstein est avérée, laboratoire pseudo-scientifique assistant bossu et défiguré et populace locale munie de fourches et torches à l'appui !), mais aussi et surtout le surréalisme à la Buñuel. Marins multiplie ici les raccords audacieux, les montages alternés hautement signifiants : on retiendra ainsi la scène d'amour montée en alternance à celle montrant la mort de jeunes femmes submergées par des serpents monstrueux, ou le raccord superbe qui relie directement le jaillissement de sang de la tête écrasée d'un jeune premier et le mouvement de la nuisette de satin enlevée par sa fiancée, corrompue par Zé.

Zé soumet ses prétendantes à des épreuves d'une grande cruauté : une nuée de tarentules...

...et des dizaines de (gros) serpents. On n'ose s'imaginer comment le tournage de ces scènes (les animaux sont tous bel et bien vivants) s'est déroulé.

Le canari broyé de À minuit (...) aura fait des petits. Cette nuit je m'incarnerai dans ton cadavre démontre qu'à l'imagination morbide audacieuse du premier volet, son réalisateur a su ajouter une richesse formelle indéniable, une compréhension presque instinctive du symbole cinématographique. Cet instinct – que le personnage de Zé tient pour la seul part valable de la psyché humaine – éclate donc à l'écran, mais Marins ne s'arrête pas là.

Le catalogue choquant du premier volet laisse place à la construction d'un poème profondément inventif, une suite ininterrompue d'images à l'imaginaire somptueux et tétanisant. La peur, plutôt absente de À minuit (...), survient également, en préambule de la descente de Zé aux enfers, via une silhouette noire monstrueuse qui n'est pas sans évoquer l'esthétique des films de Cocteau.


Mais c'est dans cette descente aux enfers que le foisonnement de l'imagination de Marins s'exprime le mieux : les Enfers sont ainsi une contrée gelée, et non brûlante telle qu'on s'y attendrait, filmée en couleur par José Majico Marins, tandis que le reste du film était en noir et blanc. Avec cette plongée dans l'après-vie, le réalisateur quitte le domaine du marquis de Sade pour entrer dans celui de Pieter Bruegel : les murs suintent de sang, les damnés sont gelés sur place, contraints de ramper sous le fouet et le trident, noyés dans des flaques où surnagent des reptiles... Trois ans plus tôt, Kenneth Anger, autre grand blasphémateur cinématographique, sortait Scorpio Rising : l'univers visuel outré d'Anger aurait-il marqué Marins ? Mario Bava, dont les grandioses Le Corps et le Fouet, Hercule contre les vampires ou Les Trois Visages de la peur sont contemporains des débuts de Marins, aussi ?

Les Enfers psychédéliques de José Mojica Marins

Malgré sa visite des Enfers – ce n'était qu'un rêve, ou du moins Zé tâche-t-il de s'en convaincre –, le croque-mort ne va pas renoncer, d'autant que cette fois il a trouvé la femme qu'il lui fallait, une compagne dévouée, plus intensément profane qu'il ne l'est lui-même. Le finale du film verra Zé tomber aux mains de la populace enragée – comme de juste – et abjurer sa foi mécréante alors qu'il s'enfonce dans les marais. Lucas Balbo et Laurent Aknin, dans leurs Classiques du cinéma bis, veulent y voir une concession absurde du réalisateur aux censures de tous pays, pour assurer le succès de son film. Pourtant, devant le regard désespéré de son assistant Bruno, qui voit disparaître Zé dans les marais, on saluera plutôt le talent de Marins, qui est parvenu, comme James Whale à l'époque de l'Universal, à nous faire prendre fait et cause pour son monstre, malgré tout martyr, et à qui sa fin sied véritablement.

Ne pleure pas, Bruno, Zé va revenir dans plus de quinze films !

Lire aussi sur critikat :
L'Homme invisible
Frankenstein
Le Corps et le Fouet