samedi 1 septembre 2012

Frankenstein créa la femme

Avec Frankenstein s'est échappé (1957) et Le Cauchemar de Dracula (1958), la Hammer avait pris la main haute dans le domaine de l'horreur. La recette est simple, et en adéquation avec son époque : plus de sang, plus de sexe – un diagnostic qui vaut surtout pour la saga du Prince des ténèbres. Celle du baron Frankenstein, quant à elle, doit avant tout son succès au duo Peter Cushing, qui incarne le baron éponyme, et Terence Fisher, à la mise en scène.

L'affiche française, un rien fantaisiste comme de juste.

Les films Hammer s'intéressent surtout au baron : l'être torturé et fanatique, incarné par un Colin Clive drogué jusqu'aux yeux dans les films de l'Universal, est oublié, au profit d'un aristocrate hautain, méprisant quiconque ne lui arrive pas à la cheville intellectuellement – ce qui revient à dire tout le monde – et auquel le jeu et la prestance de Peter Cushing s'adaptent à merveille. Frankenstein s'est échappé, sa suite directe à l'introduction remarquable, La Revanche de Frankenstein (1959), et la variation sur le thème L'Empreinte de Frankenstein (1964) se focalisent surtout sur la création du « monstre » par le Baron, privilégiant l'approche horrifique.


L'étonnement est donc de mise lorsque, en 1967, Terence Fisher réalise pour la Hammer Frankenstein créa la femme. L'introduction laisse le spectateur dans la confusion : ce cercueil de métal dont on extrait un baron Frankenstein congelé fait-il référence au film précédent, L'Empreinte de Frankenstein ? Celui-ci ne se situant pas réellement dans la chronologie, on serait plutôt tenté de penser à La Revanche de Frankenstein, où le baron et son assistant finissent à Londres, exilés mais tout à fait à leur aise. Là encore, le rapport narratif direct ne semble pas avéré : peut-être, sentant que la bienveillance du public pour les péripéties abracadabrantes conduisant aux multiples résurrection du baron commençaient à s'effriter, le scénariste Anthony Hinds prit-il le parti de placer son film dans une temporalité parallèle.

On serait donc dans le même cas de figure que pour L'Empreinte... Si ce n'est que Frankenstein créa la femme ne s'intéresse pas réellement au thème central de la saga : la réanimation d'un cadavre par les soins du baron. En lieu et place, celui-ci et son hôte, un docteur de campagne suisse quelque peu dépassé, discourent de l'âme. Les expériences menées par le baron le prouvent : elle existe, elle persiste post-mortem, elle peut même être capturée par un champ de force. À charge pour le baron et le docteur, une fois une âme capturée, de la replacer dans un corps sans vie... Le thème traditionnel est donc toujours au centre de l'histoire, mais nous nous éloignons du cinéma d'horreur : ni morceaux de cadavres, ni gibet, ni expéditions nocturnes – pas même un assistant bossu et boiteux, puisque le bon docteur Hertz semble être avant tout là pour offrir un repos comique à la narration.

Le docteur Hertz, gros ahuri sympathique.

Non, si les instruments ésotériques du laboratoire du baron demeurent, Frankenstein créa la femme fait foin du reste du folklore. En lieu et place, nous assistons à la création par Terence Fisher d'une Suisse rurale où le féodalisme perdure avec force : des jeunes gens bien nés passent ainsi leur temps à moquer cruellement et en toute impunité la fille de l'aubergiste, née boiteuse et défigurée (tiens, un substitut thématique ?). Terence Fisher, avec une réelle sensibilité sociale et politique, en profite pour ciseler une ambiance romanesque en diable, mélodramatique, où s'affrontent le pouvoir imbécile et la passion pure. Les circonstances feront que les jeunes dandys arrogants causeront la mort du jeune amoureux de la demoiselle – voici une âme, baron – et que celle-ci se suicidera par la suite – et voici un corps.

Christina (Susan Denberg) cache sa balafre à son amant (Robert Morris).

Une âme masculine dans un corps de femme ! Qui plus est, l'âme d'un amant dans le corps de sa bien-aimée ! Le scandale menace – surtout si la Hammer persiste dans la sexualisation à outrance de son récit. Ce sera le cas dans le sulfureux et mésestimé Dr Jekyll et Sister Hyde (Roy Ward Baker, 1971), mais pas celui de Frankenstein créa la femme. Terence Fisher affirme ici son goût pour le mélodrame, son admiration pour Douglas Sirk : nous sommes toujours bien dans l'horreur, puisque le film va trouver son aboutissement dans la vengeance orchestrée par la créature androgyne, mais une horreur qui s'intéresse, avant tout, aux tourments de l'âme, de l'identité, à la vacuité de la vengeance, à l'impossibilité d'être lorsqu'on est à ce point contre-nature, à l'inutilité tragique de l'amour.

Christina devenue créature (et donc soignée de toute imperfection, exceptée peut-être une tendance au costume folklorique) et son créateur.

Touchant au sublime, Terence Fisher et Anthony Hinds créent une créature fascinante, qui ne porte aucune stigmate de monstruosité, mais dont les actes parlent d'eux-mêmes. Face à cela, le baron Frankenstein se trouvera, pour la première fois de la saga, à court : comprenant que la raison ne peut rien, que persister à vouloir tout contrôler serait avant tout de la cruauté, il devra laisser sa création libre de choisir son destin. Frankenstein créa la femme se termine alors que les autorités sont aux trousses de la créature mais, pour une fois, pas de son créateur.

Le tragique de la créature rappelle le traitement de celle-ci dans les films de James Whale chez Universal : associez à cela un baron Frankenstein en tout point digne de celui créé par l'univers de la Hammer, et vous obtenez sans doute l'un des meilleurs films de la saga, tous pays et toutes époques confondus.