vendredi 23 mars 2012

Le Grand Silence

De quoi parle-t-on, lorsqu'on évoque ce Grand Silence ? De la grandeur d'âme du personnage muet interprété par Jean-Louis Trintignant ? De l'omerta qui entoure, dans l'histoire des États-Unis, ce moment de la fin du XIXème siècle où la Loi a armé les chasseurs de prime pour pallier son impuissance croissante, et des excès terribles qui en ont découlé ? Ou bien, du silence qui entoure le nom de Sergio Corbucci, « l'autre Sergio », celui qui n'est pas Leone, dans l'histoire du cinéma ?


Et pourtant ! Avec Compañeros ! et Django, Corbucci méritait déjà certainement une place parmi les maîtres du western italien ; avec Le Grand Silence, il transcende sa propre maîtrise du genre. Le film se situe au croisement des deux marques majeures de l'univers de Sergio Corbucci : une idéologie progressiste affirmée, et un pessimisme sans concession. Ce trait de caractère est le corollaire d'une lucidité remarquable, qui s'exprime tout particulièrement dans le personnage de Tigrero, interprété par Klaus Kinski.


Figure étonnante dans la filmographie colossale de l'acteur d'Aguirre, Tigrero ne répond pas aux canons habituels du western : c'est bien « le méchant », mais un méchant intelligent, sensible, et surtout qui opère dans le cadre de la loi, tandis que Silence, le personnage de Jean-Louis Trintignant, a la morale pour lui, mais une morale idéaliste qui n'a pas vraiment sa place dans un monde où la loi, par la force des choses, a été dévoyée. Souvent prompt au cabotinage, Kinski joue ici son personnage avec une retenue exemplaire, un dandysme ironique. Son doublage dans la version originale du film renforce cette impression (signalons d'ailleurs que celui Vonetta McGee laisse légèrement à désirer) d'un homme qui a perçu l'immoralité intrinsèque du monde, et qui fait sa place dans celui-ci selon les codes en vigueur, mais presque à son corps défendant.

Vonetta McGee.

Lors du duel final, alors que Silence fait face à Tigrero, sans la moindre chance d'en sortir vainqueur, la véritable confrontation a lieu par le regard : l'un est le miroir de l'autre, et si l'absolutisme moral de Silence peut faire baisser les yeux à la corruption de Tigrero, la victoire est à lui. Les yeux clairs de Jean-Louis Trintignant et de Klaus Kinski tranchent d'ailleurs avec ceux du reste de la distribution : ils sont le véritable champ de bataille, celui dans lequel tout se joue.

Si la présence de Jean-Louis Trintignant est étonnante, c'est avant tout en tant qu'acteur de western : sa filmographie n'est en effet pas exempte de projets à la marge, loin de son image populaire en France. Le rôle de Silence est, d'ailleurs, une véritable gageure pour lui : muet, il doit tout faire passer par le regard, le langage corporel – pas exactement la façon la plus évidente d'incarner un avatar de la Justice la plus pure. La Justice n'est plus aveugle, elle est muette : elle se doit de voir, d'être témoin de la corruption de l'époque, et n'a plus la possibilité de s'en sortir par des mots – ces mots mêmes que le cynisme tranquille de Tigrero a dévoyé –, elle doit agir.


Le décor choisi par Sergio Corbucci place définitivement son film sur le terrain de la parabole, et à la marge du genre du western : Le Grand Silence prend place dans les hauteurs neigeuses – encore un symbole de la pureté, sur lequel les flots de sang des victimes sont plus que jamais visibles. Par moments, le réalisateur va jusqu'à placer son film dans le monde du rêve, lorsque la neige enveloppe tout, ne laissant que quelques silhouettes indistinctes. Deux flash-backs sont, à cet égard, très significatifs : ils prennent place dans le passé des protagonistes, comme avant la chute, et dans une contrée verdoyante, aux couleurs aujourd'hui oubliées... Sergio Corbucci joue également beaucoup du flou, particulièrement dans les scènes où la passion, la violence sont au rendez-vous.


Servi par une partition signée Ennio Morricone de toute beauté (le thème de la scène d'amour, qui est d'ailleurs repris dans la confrontation finale entre Tigrero et Silence, compte parmi les plus belles compositions du musicien), Le Grand Silence se distingue par sa terrible noirceur, qui est par ailleurs très logique. Ainsi, le shérif, incarné par Frank Wolff, est une figure étonnamment burlesque, ridicule malgré son attachement à la loi : on ne peut, semble-t-il, avoir les idéaux de Silence et accepter les méthodes de Tigrero sans devenir grotesque. Sa mort, rapide et proche du slapstick, ne laisse pas le loisir au spectateur de s'apitoyer. La même logique froide préside au finale, terrible, du film : une conclusion d'une telle noirceur que nombre de pays ont refusé d'exploiter le film tel quel, poussant les producteurs à forcer Sergio Corbucci à retourner la fin. Ce qu'il fit mais, avec l'assentiment des acteurs, d'une façon burlesque qui a rendu la séquence totalement décalée par rapport au film, et formellement inutilisable. En conséquence de quoi, Le Grand Silence, maîtresse-oeuvre de Sergio Corbucci, a été peu distribué : un très grand film qu'il importe de (re)découvrir.

mardi 13 mars 2012

Monstres invisibles

Arthur Crabtree appartient au cinéma pour deux raisons majeures : d'une part, un patronyme des plus improbables, d'autre part, pour avoir réalisé en 1959 un classique bis, Crime au musée des horreurs. Exemple intéressant d'un cinéma sadique qui trouve ses prolongements lointains – et bien moins convaincants – dans le torture porn des Hostel et des Saw, Crimes... n'en est pas moins, aujourd'hui, rien de plus qu'une curiosité pour historien du cinéma.

Si l'on imagine bien le choc ressenti par le public à l'époque de la sortie du film, son intention apparaît plus clairement aujourd'hui : enfoncer à grands coups d'atrocités diverses les portes de la bienséance, et bâtir sur ce postulat son succès commercial. Finalement, nous ne sommes pas si éloigné de la recette du torture porn... Alors, Arthur Crabtree, vous voilà condamné à attacher votre nom à un seul film, sans grand éclat ? Ô, injustice ! Ce serait oublier que le monsieur est également le réalisateur des Monstres invisibles (1958), un film de SF toujours aussi bis, mais qui réunit ce qui manque à Crimes... : un sens de la mise en scène et une approche originale de son sujet.

Sur cette photo, un monstre invisible.

Cette originalité, pourtant, ne saute pas aux yeux : de prime abord, on est, avec ce film, en présence d'une resucée de la recette traditionnelle des films de terreur atomique extrêmement rentables aux États-Unis à cette époque : des morts mystérieuses, des radiations, et pour finir une confrontation avec de grosses bébêtes mutées (ou des êtres humains, parfois) qui tournera à l'avantage de nos héros sous le claquement de la bannière stars and stripes. Monstres invisibles suit le cahier des charges : des meurtres – mystérieux donc – se multiplient aux alentours d'une base militaire utilisant des radiations. Pour ne rien arranger, le comportement des animaux des fermes locales se met à changer inexplicablement. L'atome serait-il responsable ? Les villageois le croient fermement, et se mettent en tête de confronter les militaires...

Le budget du film est estimé à 50.000 £, c'est-à-dire près de deux fois moins que le budget du Dracula de Terence Fisher, un autre classique, un autre film déjà bien fauché, sorti la même année. Dans la grande tradition du cinéma bis, Monstres invisibles fait appel à la débrouille pour pallier le manque de moyens : débrouille scénaristique ici, puisque lesdits monstres sont effectivement invisibles pour la plus grande partie du film. C'est sûr, ça économise le budget des effets – mais le film ne s'arrête pas là. Les attaques des monstres sont, elles, très présentes et, si elles dépendent avant tout de la capacité des acteurs à jouer la terreur absolue et l'étranglement par une créature invisible, elles sont également accompagnée par un bruit de reptation parfaitement répugnant, et qui ajoute beaucoup au potentiel horrifique de ces scènes.

Aaaaargh !

Le titre original du film est Fiend without a face, que l'on peut traduire par « le démon sans visage » - un beau titre que sa traduction par Monstres invisibles prive d'une jolie ambiguïté. Car ce démon sans visage, c'est également celui qui guette chaque paranoïaque, c'est le monstre tapi dans l'inconscient des villageois qui vont se déchaîner contre les militaires (innocents, pour une fois...). La majeure partie du film est certes rythmée par les meurtres, mais elle raconte avant tout la montée de la tension entre les deux communautés, également fautives. L'une (les autochtones), par son agressivité et sa paranoïa, l'autre (l'armée), par son silence. Arthur Crabtree excelle à décrire la montée en puissance de cette animosité, élargissant ainsi remarquablement le champ de son film.

Finalement, la faute est à chercher encore ailleurs, dans le laboratoire d'un savant Cosinus. La solution est révélée : notre savant, en faisant des expériences sur la télékinésie, a donné naissance à une créature étrange, une pensée incarnée, qui se nourrit des radiations. Et donc, logiquement, cette pensée est invisible (MAIS, en revanche, notez que la pensée émet des bruits de reptation spongieux et parfaitement répugnants, pour l'atelier « interprétation abusive », c'est la troisième salle à gauche merci), et décide de se nourrir sur les humains locaux, d'où les meurtres. C'est également l'occasion d'apprendre que ces créatures (car elles se multiplient) se nourrissent du cortex cérébral et de la colonne vertébrale de leurs victimes, oui c'est dégueu, et que, semble-t-il, ce régime alimentaire conditionne leur apparence. Car lorsque, finalement, les radiations permettent aux bestioles de devenir visible, ça donne ça :


Et c'est toujours aussi dégueu, oui. Les effets spéciaux sont plutôt convaincants, surtout lorsqu'on pense au budget ridicule dont dispose le film, et étonnamment démonstratifs. Monstres invisibles va donc se clore sur une séquence traditionnelle de siège des héros (avec les figures attendues du Lâche, de la Fille, du Savant (qui va se sacrifier, brave homme), du Jeune Premier, et deux utilités) tout à fait efficace, et curieusement complaisante (les morts des créatures, très graphiques, se multiplient).

Ré-pu-gnant, je vous dis !

Monstres invisibles ne diffère donc pas, dans son déroulement, d'un Them ! ou d'un Tarantula, mais on y décèle un sens de l'humour certain, qui joue avec les codes du genre comme avec les défauts du genre humain, transformant le film en satire d'une justesse et d'une efficacité redoutables. Et, pour finir, n'oublions pas de souligner que la censure de l'époque, après avoir ordonné des coupes claires dans le film, l'a de plus interdit aux mineurs, et qu'il a choqué son auditoire. Ma foi, c'est toujours bon signe.

Toute notre admiration pour les créateurs de l'affiche, qui gâchent le mystère du film mais n'en oublient pas pour autant la fille déshabillée (2 secondes à l'écran) et la chute de l'avion qui n'a pas lieu.