mercredi 27 février 2013

Shock Waves


À l'instar d'un bon trader, le producteur bis se doit d'avoir le nez creux. Rarement à la pointe de l'innovation thématique, il sait, en revanche, renifler le filon populaire qui va lui permettre d'enchaîner les succès, ce qui explique la multiplication des productions formulaïques et des sous-genre ultracodifiés.


Avec Shock Waves (le titre original que l'on préférera à sa VF, pataude : Le Commando des morts-vivants), Ken Wiederhorn aborde un sous-sous-genre : le film de zombies nazis aquatiques. Les nazis zombies ont une filmographie rien qu'à eux, et, lorsqu'on connaît le goût prononcé d'Heinrich Himmler et d'Adolf Hitler pour le mysticisme, et la fantasmatique qui entoure leurs tentatives occultes (concernant la Terre creuse, notamment), on peut s'étonner que ce sous-genre n'ait d'ailleurs pas essaimé plus encore. Les zombies aquatiques sont plus communs mais restent contingents, sans doute parce que moins photogéniques : on se souviendra surtout des zombies maritimes de L'Enfer des zombies de Lucio Fulci, où l'on voit notamment un combat d'anthologie entre un zombie et un requin.


Le combat sous-marin titanesque de L'Enfer des zombies

Alors, le film de zombies nazis aquatiques ! L'énoncé, en lui-même, évoque avant tout les tentatives maladroites des producteurs bis pour renouveler, sans succès, les genres qui s’essoufflent en opérant des croisements improbables. La filmographie du genre est peu fournie, mais brille avant tout par sa figure de proue, son chef-d’œuvre, sa merveille : Le Lac des morts-vivants. Réalisé dans les années 1980 par un Jean Rollin peu concerné (qui se cache sous le clinquant pseudo de J.A. Lazer !), le film accumule les contre-performances et s'est constitué, au fil du temps, un culte fervent auprès des pervers amateurs de choses cinématographiques déviantes. Shock Waves, qui lui est pourtant antérieur, souffre d'ailleurs de cette parenté thématique, qui le décrédibilise d'emblée.


Les zombies de la mare aux canards, l'une des multiples grandes réussites du Lac des morts-vivants.

Pourtant, le premier film de Ken Wiederhorn mérite bien plus qu'une curiosité narquoise. Admettons une déception : si le film réunit John Carradine et Peter Cushing, on n'aura hélas pas le plaisir de les voir confrontés l'un à l'autre. C'est avant tout le traitement de son sujet qui se révèle intéressant : un bateau de tourisme fait naufrage suite à une collision avec une épave rouillée, ce qui va conduire les passagers à explorer une île toute proche, refuge d'une escouade de soldats nazis zombies amphibies qui vont évidemment reprendre du service avec l'arrivée de la chair fraîche. L'argument paraît certes un peu ridicule, et renvoie au Lac des morts-vivants. Pourtant, Ken Wiederhorn est concerné par bien autre chose que le cahier des charges homicide d'un film de zombie. Il place son film sous un soleil écrasant, tropical, une chaleur moite qui n'est pas, encore une fois, sans évoquer Lucio Fulci. Mais, faute d'un budget suffisant, ou par choix, Wiederhorn évite les débordements charnels putrescent de Fulci : il laisse s'abattre sur son film une torpeur lente, estivale, à la faveur de laquelle il va composer des plans surréalistes, comme autant de mirages.


L'épave rouillée, étrangement posée sur les eaux.

Ses zombies diffèrent également de la norme : étranges créatures qui semblent se conserver, apathiques, dans l'eau de mer, elles ne sont pas cannibales, à la différence de quasiment tous les autres morts-vivants cinématographiques. Préférant noyer leurs victimes, les soldats zombies apparaissent avant tout comme un avatar inéluctable de la mort – pourtant, la terreur est curieusement absente. Pas de mutilation, pas de douleur monstrueuse dans les derniers moments, pas même de retour parmi les monstres une fois la victime décédée... L'horreur est atténuée, ouatée, comme endormie, elle aussi, par la chaleur écrasante. On se prend à penser à la nouvelle de Maupassant, La Peur, dans laquelle le son d'un tambour sous le soleil du désert cause plusieurs morts, alors qu'il ne pourrait bien s'agir que d'un mirage auditif...


L'escouade zombie comme seul horizon.

Alors, certes, le film fourmille de défauts formels et narratifs : la stupidité aberrante des protagonistes, par exemple, ou les scènes obligées du genre (comme celle qui voit les survivants, en sécurité dans un réduit fermé, ressortir face au danger à cause de la claustrophobie de l'un d'entre eux). On pourrait aussi pointer que les zombies sont terriblement rapides dans l'eau, tandis que les survivants peinent comme vous et moi, ou l'incohérence de certaines scènes, telle celle qui voit une femme poignarder une porte derrière laquelle se trouve un zombie, avant de lâcher son arme sans s'en être servie et de laisser le passage libre à son futur meurtrier... Pour autant ces scènes rappellent Jean Rollin, l'autre, pas le tâcheron, celui qui est capable de tableaux surréalistes poétiques et énigmatiques dans Lèvres de sang ou dans La Rose de fer. Ken Wiederhorn tisse, à la manière de Rollin, une entrelacs de scènes où la cohérence disparaît, au profit d'une narration elliptique, rêveuse, qui pourrait bien n'être, au fond, qu'un conte mis en place par l'esprit de la seule survivante pour faire face à la mort de tous les autres dans le naufrage. Les scènes finales laissent planer un doute salutaire, bien supérieures en cela à la conclusion, sans subtilité ni délicatesse, du récent L'Odyssée de Pi.

mercredi 20 février 2013

Le Train des épouvantes/Histoires d'outre-tombe


En 1945, sort Au cœur de la nuit, excellent film à sketches (on dit aussi « omnibus », ou « porte-manteaux » chez les anglophones) issu du studio Ealing, qui conserve le ton ironique propre au studio anglais, à qui l'on doit notamment le célèbre Tueurs de dames. Milton Subotsky, alors trentenaire, connaît à la vision du film une épiphanie – il restera selon lui le meilleur des films d'horreur. Quelques années plus tard, lorsqu'il décide de fonder avec Max Rosenberg la maison de production Amicus, Subotsky n'a de cesse de porter à l'écran sa propre contribution au genre de l'omnibus. Il sera d'ailleurs crédité en tant que scénariste au générique d'un bon nombre de ces films, devenus la spécialité de l'Amicus, pour le meilleur et pour le pire.

L'affiche originale d'Au cœur de la nuit.

Voir bout-à-bout Le Train des épouvantes (Dr. Terror House of Horrors, 1965) et Histoires d'outre-tombe (Tales from the Crypt, 1972) permet de discerner les qualités et les défauts de ces productions Amicus. Tous deux réalisés par Freddie Francis (« Freddy » au générique du Train des épouvantes), les films reprennent la structure de Au cœur de la nuit : une histoire canevas permettant de lier les uns aux autres quelques courts métrages horrifiques. Notons par ailleurs que les hommages américains au genre, les Creepshows et autres Contes de la nuit noire initiés par George Romero et Stephen King, ne saurons jamais retrouver la pertinence de ces histoires-canevas, les ravalant le plus souvent au rang de simple prétexte sans saveur.

Peter Cushing a à la fois le chapeau et le sourcil circonflexe dans Le Train des épouvantes. Quel talent !

Le Train des épouvantes va ainsi donner la parole à un Peter Cushing broussailleux, cartomancien sibyllin qui va, à l'aide de son tarot de Marseille (I call it my « house of horrors », nous dit-il), révéler à chacun des autres passagers l'horrible histoire qui l'attend dans son futur proche, et lui donner la clé grâce à laquelle il pourra, éventuellement, y échapper. Mystère et froncements de sourcils sont au rendez-vous. Histoires d'outre-tombe se montre plus littéral : égarés lors de la visite de catacombes (c'est toujours une bonne idée), quelques touristes vont se voir confrontés à un moine bergmanien, sis devant une statue de crâne colossale – celui-là, on comprend vite qui il est – et prompt à leur raconter des histoires épouvantables les mettant en scène.

"Mais qui êtes-vous bon sang ?!" À ton avis, petit personnage inconscient ? (Histoires d'outre-tombe)

À plus d'un titre, les différences entre Le Trains des épouvantes et Histoires d'outre-tombe sont déjà soulignées ici : le deuxième manque de l'enthousiasme, de la spontanéité du premier. Sept ans ont passé, pendant lesquels la Amicus a produit La Maison qui tue ou Le Jardin des tortures, tandis que, en 1972, la part du lion du film-omnibus revient à Asylum. Histoires d'outre-tombe fait donc figure de parent pauvre, avec ses cinq histoires dont deux sortent seules du lot. À oublier, donc, la variation sur le thème du Père Noël tueur (particulièrement creuse), la redite de L'Incident à Owl's Creek d'Ambrose Bierce et le conte aux trois-vœux-un-peu-trop-littéraux. Restent donc deux contes : celui qui clôt le film, Blind Alleys, est avant tout remarquable par l'absurdité de son propos. On y voit une congrégation de vieux aveugles se retourner contre un militaire borné chargé de diriger leur hôpital. Le bonhomme étant un bureaucrate particulièrement détestable – une bonne caricature antimilitariste, quoi – les aveugles décident de l'enfermer dans un labyrinthe truffé de pièges sadiques. Bravo donc à la troupe, qui réussit notamment à construire un couloir bordé de lames de rasoirs sans y voir goutte. Mais passons : en lui-même, le conte est amusant et annonce les débordements baroques de la saga d'Anton Phibes.

Le Méchant Militaire méprise ouvertement ses pensionnaires aveugles. Coup de bol, ils ne le voient pas faire !

L'autre conte, qui vaut à lui seul de découvrir le film, est Poetic Justice. On y découvre un Peter Cushing doux et candide, loin de ses performances précédentes. Vieux chiffonnier vivant de peu dans une petite maison, le bonhomme scandalise le jeune bourgeois de la villa d'en face, qui décide de le pousser à déménager – voire pire. Deux aspects du court métrage sont remarquables : d'une part, la cruauté perverse du jeune homme (interprété par Robin Phillips), d'autre part, la fragilité de l'interprétation de Peter Cushing. À un peu moins de 60 ans, l'acteur est devenu veuf l'année précédente. Il était marié à Helen Beck depuis 28 ans, et le décès de son épouse l'a tellement éprouvé qu'il aurait, selon son autobiographie, tenté de se suicider. On peut donc aisément imaginer à quel point sa détresse personnelle ressort dans son interprétation d'Arthur Grimsdyke, vieux bonhomme solitaire dont les seuls plaisirs sont la compagnie de ses chiens et les cadeaux qu'il rafistole pour les enfants du voisinage. La conclusion de Poetic Justice, retombant dans un surnaturel peu spontané et aux effets bâclés, peut être ignorée, au profit de cette composition poignante, sans équivalent dans la carrière de l'acteur.

Peter Cushing dans Histoires d'outre-tombe.

Si Histoires d'outre-tombe fait référence aux magazines d'horreur à bon marché dans son titre original (Tales from the Crypt), c'est pourtant Le Train des épouvantes qui rend le mieux hommage à l'esprit ironique desdits magazines. Avec un seul temps mort, le film – littéralement omnibus puisque se déroulant dans un train – est une suite délicieuse de contes inventifs, servis par une ribambelle d'acteurs de talent. C'est également l'occasion pour la Amicus de marcher sur les plates-bandes de sa principale concurrente : la Hammer. Ainsi, le premier segment met-il en scène une histoire de loup-garou qui souligne avec malice les complexités et les aberrations de cette mythologie, tandis que Donald Sutherland, alors tout jeune acteur, est pris dans une histoire de vampire bien éloignée des canons de la saga avec Christopher Lee et Peter Cushing. Mettons de côté le très décevant segment mettant en scène une plante intelligente et assassine, moins convaincante encore que celle de Roger Corman dans La Petite Boutique des horreurs, cinq ans plus tôt, pour nous consacrer aux deux morceaux de choix.

Aaaaah ! Le géranium a mangé notre invité !

Dans le premier d'entre eux, Bill Bailey, qui n'était pas encore l'institution télévisuelle qu'il est aujourd'hui, interprète un jazzman un tantinet simplet qui, au retour d'un voyage en Haïti, décide de forger sa réputation avec un titre reprenant la mélodie d'une chanson dédiée à un dieu vaudou. Ses amis lui disent que c'est une mauvaise idée, son patron confirme, sa concierge le lui dit aussi, les spectateurs, même, le lui crient, mais rien n'y fait. Bill Bailey balade sa bouille ravie de jeune premier content de lui au fil d'une histoire dont l'argument horrifique n'est pas du tout pris au sérieux par Freddie Francis, qui réalise le tout comme une comédie, avec une efficacité certaine. D'humour, il est aussi question dans le segment mettant en scène Christopher Lee – un humour à l'image de son protagoniste : froid, ironique et cassant. Lee interprète ici un critique d'art prestigieux, hautain et suffisant qui se verra ridiculisé dans sa rivalité avec le peintre Eric Landor (Michael Gough qui, avant d'être d'Alfred des Batman de Tim Burton, a fait ses armes dans le redoutable Crimes au musée des horreurs). Pour regagner sa dignité, il ira jusqu'aux dernières extrémités... Christopher Lee campe son personnage avec un sérieux papal, infligeant en passant un camouflet ironique aux critiques cinématographiques.

Freddie Francis dans ses œuvres.

Plutôt atone dans Histoires d'outre-tombe, la réalisation de Freddie Francis est beaucoup plus volubile dans Le Train des épouvantes – plus, en tout cas, que ne le laissait supposer son Empreinte de Frankenstein chez la Hammer, deux ans plus tôt. Composant des atmosphères soignées, Francis profite pleinement de ses sujets : son loup-garou lui inspire des couleurs chamarrées, gothique à foison, et son utilisation de la lumière témoigne de sa principale carrière de directeur de la photo, particulièrement dans les segments de Christopher Lee et de Donald Sutherland.

Comme dit Christopher Lee.

Notons enfin que si Le Train des épouvantes est disponible dans un coffret DVD souvent trouvable à bas prix, la qualité des sous-titres laisse souvent à désirer : quand ce ne sont pas des erreurs de traduction patentes, ce sont d'énormes fautes d'orthographe. Il faudra certainement en passer par cela pour profiter à plein de ce coffret bis hautement recommandable.

(Le coffret Peter Cushing comprend la mite géante du Vampire a soif, les bouses extraterrestres homicides de L'Île de la terreur, la délectable Chair du Diable et Le Train des épouvantes.)

Lire également :
From Beyond the Grave

mardi 16 octobre 2012

La Nuit des morts-vivants 1990

Au début des années 1990, George A. Romero est en vacances de zombies. En a-t-il assez ? Estime-t-il avoir mis le point final à cette partie de son œuvre avec le remarquable Jour des morts-vivants en 1985 ? Toujours est-il qu'il est passé à d'autres univers : en 1988, il signe Incident de parcours, un film certes terriblement daté mais injustement oublié dans sa filmographie, avant d'aborder les grands auteurs du fantastique (Edgar Poe en compagnie de Dario Argento en 1990 avec Deux Yeux maléfiques et Stephen King avec La Part des ténèbres en 1993).


Pourtant, en 1990, il va revenir au monde des zombies avec le remake scénarisé par ses soins de son iconique film de début, La Nuit des morts-vivants. Préparé, scénarisé par Romero : on peut se demander si la présence de Tom Savini, maquilleur complice de toujours, dans le fauteuil du metteur en scène n'est pas de pure forme. Romero aurait hésité à revenir à ses zombies après la « fin » de sa saga ? Aurait-il hésité à s'associer à un remake de sa propre œuvre ? Peut-être bien...

Car, il faut bien le dire, il s'agit ici d'un remake d'une grande fidélité – à tel point que les premières séquences laissent dubitatif : quel intérêt y a-t-il à coloriser le noir et blanc du film original (sorti en 1968) ? L'aura de Romero – depuis bien écornée par les suites dans l'ensemble assez dispensables – est alors parfaitement intacte : qui oserait le soupçonner de mercantilisme, de vouloir revendre son premier succès sans beaucoup d'efforts ?

On peut certes regretter - ou pas - les excès gore de Tom Savini, plutôt absents du film. Mais en était-il vraiment besoin, lorsqu'on trouve par hasard (dans un taxi, dit-on) des figurants déjà tout à fait inquiétants ?

Pourtant, à mesure que le film progresse – et que l'on note une sagesse plutôt surprenante dans les effets gores, avec Savini à la réalisation – on s'aperçoit que la copie a été revue et corrigée. Si les références sont bien présentes – « They're coming to get you, Barbara... » –, le film se veut surtout une opportunité de corriger les défauts de sa version originale (notons d'ailleurs que certaines références, celle de la truelle dans le sous-sol notamment, peuvent être extrêmement mal utilisées...). Majoritairement, ces corrections concernent le personnage de Barbara. De blondinette écervelée, criarde et finalement aussi énervante que passablement bécasse, Barbara devient une femme forte, volontaire, par le biais de laquelle Romero moque en passant certains défauts de sa propre mythologie (la lenteur des zombies, notamment).

C'est aussi l'occasion de revoir les rapports de force dans la maison assiégée : les personnages de Ben (excellent Tony Todd), le leader de fait dans l'original, et du lâche Harry Cooper ne sont plus placés en opposition manifeste, l'un froid et intelligent, l'autre couard et stupide. L'un comme l'autre vont, dans cette nouvelle version, tenter de tirer la couverture à soi, à tel point que ce comportement de coqs de basse-cour va mettre en danger tout le monde. Finalement, Barbara va choisir de laisser les deux à leur querelle, décidée à aller chercher du secours – ce à quoi elle va parvenir. Dans ce personnage de femme de tête, forte et indépendante, on voit la conjonction des univers de Romero et de John Carpenter – une fusion de discours plutôt réussie.

Barbara, à 30 ans de distance. Les temps ont changé.

Avec le recul, La Nuit des morts-vivants 1990 apparaît comme un film beaucoup plus intéressant que ce qu'on aurait pu en attendre : non seulement il est la marque d'une véritable réflexion de la part de Romero sur son univers, mais il fait montre d'un post-modernisme qui n'est pas sans rappeler celui de Wes Craven pour Scream (1996). Là où le père de Freddy Krueger fait preuve d'une ironie féroce, Romero affecte un positionnement plus brutal – son propos critique dans la saga des morts-vivants n'est pas particulièrement subtil, après tout. De part cette brutalité (qui se reflète notamment dans la conclusion du film, glaçante) et l'intelligence de sa relecture du matériau originel, La Nuit des morts-vivants 1990 appartient certainement aux meilleurs films de George Romero – quand bien il ne l'aurait pas officiellement signé.

samedi 1 septembre 2012

Frankenstein créa la femme

Avec Frankenstein s'est échappé (1957) et Le Cauchemar de Dracula (1958), la Hammer avait pris la main haute dans le domaine de l'horreur. La recette est simple, et en adéquation avec son époque : plus de sang, plus de sexe – un diagnostic qui vaut surtout pour la saga du Prince des ténèbres. Celle du baron Frankenstein, quant à elle, doit avant tout son succès au duo Peter Cushing, qui incarne le baron éponyme, et Terence Fisher, à la mise en scène.

L'affiche française, un rien fantaisiste comme de juste.

Les films Hammer s'intéressent surtout au baron : l'être torturé et fanatique, incarné par un Colin Clive drogué jusqu'aux yeux dans les films de l'Universal, est oublié, au profit d'un aristocrate hautain, méprisant quiconque ne lui arrive pas à la cheville intellectuellement – ce qui revient à dire tout le monde – et auquel le jeu et la prestance de Peter Cushing s'adaptent à merveille. Frankenstein s'est échappé, sa suite directe à l'introduction remarquable, La Revanche de Frankenstein (1959), et la variation sur le thème L'Empreinte de Frankenstein (1964) se focalisent surtout sur la création du « monstre » par le Baron, privilégiant l'approche horrifique.


L'étonnement est donc de mise lorsque, en 1967, Terence Fisher réalise pour la Hammer Frankenstein créa la femme. L'introduction laisse le spectateur dans la confusion : ce cercueil de métal dont on extrait un baron Frankenstein congelé fait-il référence au film précédent, L'Empreinte de Frankenstein ? Celui-ci ne se situant pas réellement dans la chronologie, on serait plutôt tenté de penser à La Revanche de Frankenstein, où le baron et son assistant finissent à Londres, exilés mais tout à fait à leur aise. Là encore, le rapport narratif direct ne semble pas avéré : peut-être, sentant que la bienveillance du public pour les péripéties abracadabrantes conduisant aux multiples résurrection du baron commençaient à s'effriter, le scénariste Anthony Hinds prit-il le parti de placer son film dans une temporalité parallèle.

On serait donc dans le même cas de figure que pour L'Empreinte... Si ce n'est que Frankenstein créa la femme ne s'intéresse pas réellement au thème central de la saga : la réanimation d'un cadavre par les soins du baron. En lieu et place, celui-ci et son hôte, un docteur de campagne suisse quelque peu dépassé, discourent de l'âme. Les expériences menées par le baron le prouvent : elle existe, elle persiste post-mortem, elle peut même être capturée par un champ de force. À charge pour le baron et le docteur, une fois une âme capturée, de la replacer dans un corps sans vie... Le thème traditionnel est donc toujours au centre de l'histoire, mais nous nous éloignons du cinéma d'horreur : ni morceaux de cadavres, ni gibet, ni expéditions nocturnes – pas même un assistant bossu et boiteux, puisque le bon docteur Hertz semble être avant tout là pour offrir un repos comique à la narration.

Le docteur Hertz, gros ahuri sympathique.

Non, si les instruments ésotériques du laboratoire du baron demeurent, Frankenstein créa la femme fait foin du reste du folklore. En lieu et place, nous assistons à la création par Terence Fisher d'une Suisse rurale où le féodalisme perdure avec force : des jeunes gens bien nés passent ainsi leur temps à moquer cruellement et en toute impunité la fille de l'aubergiste, née boiteuse et défigurée (tiens, un substitut thématique ?). Terence Fisher, avec une réelle sensibilité sociale et politique, en profite pour ciseler une ambiance romanesque en diable, mélodramatique, où s'affrontent le pouvoir imbécile et la passion pure. Les circonstances feront que les jeunes dandys arrogants causeront la mort du jeune amoureux de la demoiselle – voici une âme, baron – et que celle-ci se suicidera par la suite – et voici un corps.

Christina (Susan Denberg) cache sa balafre à son amant (Robert Morris).

Une âme masculine dans un corps de femme ! Qui plus est, l'âme d'un amant dans le corps de sa bien-aimée ! Le scandale menace – surtout si la Hammer persiste dans la sexualisation à outrance de son récit. Ce sera le cas dans le sulfureux et mésestimé Dr Jekyll et Sister Hyde (Roy Ward Baker, 1971), mais pas celui de Frankenstein créa la femme. Terence Fisher affirme ici son goût pour le mélodrame, son admiration pour Douglas Sirk : nous sommes toujours bien dans l'horreur, puisque le film va trouver son aboutissement dans la vengeance orchestrée par la créature androgyne, mais une horreur qui s'intéresse, avant tout, aux tourments de l'âme, de l'identité, à la vacuité de la vengeance, à l'impossibilité d'être lorsqu'on est à ce point contre-nature, à l'inutilité tragique de l'amour.

Christina devenue créature (et donc soignée de toute imperfection, exceptée peut-être une tendance au costume folklorique) et son créateur.

Touchant au sublime, Terence Fisher et Anthony Hinds créent une créature fascinante, qui ne porte aucune stigmate de monstruosité, mais dont les actes parlent d'eux-mêmes. Face à cela, le baron Frankenstein se trouvera, pour la première fois de la saga, à court : comprenant que la raison ne peut rien, que persister à vouloir tout contrôler serait avant tout de la cruauté, il devra laisser sa création libre de choisir son destin. Frankenstein créa la femme se termine alors que les autorités sont aux trousses de la créature mais, pour une fois, pas de son créateur.

Le tragique de la créature rappelle le traitement de celle-ci dans les films de James Whale chez Universal : associez à cela un baron Frankenstein en tout point digne de celui créé par l'univers de la Hammer, et vous obtenez sans doute l'un des meilleurs films de la saga, tous pays et toutes époques confondus.

mercredi 22 août 2012

Cthulhu Fluxx


« Déjà que, à la base, le jeu rend fou... », s'est exclamé un ami à l'annonce de la sortie du dernier avatar – à ce jour – de Fluxx. Il ne croit pas si bien dire : sis dans l'univers perturbé du jeu de rôle issu des nouvelles de Lovecraft, Cthulhu Fluxx est l'un des plus intenses de la gamme. D'une part, en accord avec l'ambiance de menace permanente de l'univers du mythe de Cthulhu, les Buts négatifs sont nombreux, et plutôt simples à réaliser. Ajoutez à cela des Nouvelles Règles qui forcent les joueurs à poser les Buts négatifs dès qu'ils les ont en main, et la multiplication des Creepers : il faut donc, dans Cthulhu Fluxx, faire preuve de prudence. Pour pimenter le tout, une Surprise permet à un joueur de gagner au moment où un But négatif est réalisé – il peut donc jouer activement dans le but de faire gagner le jeu, ce qui est résolument une nouveauté dans l'univers Fluxx.

Thématiquement, un effort notable a été fourni pour adapter le jeu à l'univers du mythe de Cthulhu : de nombreuses cartes, notamment dans la catégorie des Actions, sont nouvelles et originales, là où les autres éditions reprennent souvent, en gros, une petite moitié des cartes d'Action et de Règles du jeu de base. Dans l'ensemble, l'univers du mythe imprègne intelligemment le jeu, et les illustrations rendent justice à l'imaginaire lovecraftien. En somme, Cthulhu Fluxx est une réussite, même si les amateurs du Fluxx d'origine déploreront sans doute la complexité croissante du jeu.

Cthulhu Flux comprend des Actions, des Keepers, des Nouvelles Règles, des Buts, des Creepers, des Buts négatifs et des Surprises. Pour l'explication de ces termes, voir l'article consacré à Fluxx.

Les Astres sont propices. Ou pas.

La fin du monde est proche.

D'autant que la ménagerie du mythe s'est donné rendez-vous dans le coin.

Heureusement, des alliés (et quels alliés) sont à disposition des joueurs !



mardi 21 août 2012

Martian Fluxx


Fluxx, c'est un jeu universel : voyez ce Martian Fluxx, à destination de nos amis Martiens ! Original dans son approche, Martian Fluxx propose donc de jouer des Martiens, venus, au choix, apporter leur ineffable sagesse aux humains égarés, ou conquérir la Terre par la force. C'est d'ailleurs une faiblesse de cette édition, tant les joueurs ont tendance à se placer instinctivement du côté des humains.

Quelle que soit l'approche retenue, le ton de Martian Fluxx reste dans tous les cas d'une ironie féroce : en témoigne le nombre de Creepers Pathetic Humans contenus dans le jeu : 10 cartes sur 100. Il faut dire que ces pitoyables et agaçants humains sont partout, on ne peut pas conquérir tranquille.

Bourré de références, Martian Fluxx s'adresse avant tout aux connaisseurs de la science-fiction des 1950s (même si on aperçoit un ou deux Men in Black...) : la Guerre des mondes de H.G. Wells et les films de l'âge d'or de la SF forment la base du jeu, avec un petit crochet par le Rencontre du troisième type de Spielberg. Dans l'ensemble, donc, Martian Fluxx exhale un parfum suranné très agréable, mais qui ne parlera peut-être pas à tous.

Martian Flux comprend des Actions, des Keepers, des Nouvelles Règles et des Buts, moult Creepers humains pathétiques, et un But négatif. Pour l'explication de ces termes, voir l'article consacré à Fluxx.

Un petit clin d’œil à l'univers de H.G. Wells.

Notons que les pathétiques femelles humaines sont pourvues d'un signe permettant de les identifier. C'est vrai, aux yeux de nous autres Martiens, ils sont tous pareils !

D'ailleurs, ils sont tellement misérables : autant tenter une approche pacifique, sinon, ça ne serait pas fair-play...

Approche pacifique... ou pas !

Finalement, ils sont trop forts pour nous !





Pirate Fluxx


Sur la mer, survivre relève souvent autant de la chance que du savoir-faire - que dire, alors, de la vie de pirate ? Capitaine sanguinaire, abordages homériques, sciences des courants et des vents... Tout cela réduit à néant si l'on croise le chemin d'une tempête malveillante... ou si l'on est victime d'une épidémie de scorbut parce que le quartier-maître a voulu réduire la facture ! Vite, un citron ! Et une rasade de rhum !

Pirate Fluxx nous offre donc l'opportunité de vivre la vie de marin libre, de corsaire héroïque, ou de flibustier à l'âme noire comme le Jolly Roger. Plutôt réussie en ce qui concerne l'illustration de la thématique dans les cartes, cet Fluxx est une édition qui assure une partie sympathique et plutôt tranquille.

Deux sympathiques particularités, cependant :
- un Chapeau du capitaine (voir ci-dessous) qui oblige les autres joueurs à vous appeler "mon capitaine" (et accessoirement à convoiter l'accessoire...).
- une Nouvelle Règle, "Plunder", qui vous permet d'aller piquer dans le trésor des autres joueurs une fois par tour. La bonne ambiance est assurée au sein du bateau pirate !

Pirate Flux comprend des Actions, des Keepers, des Nouvelles Règles et des Buts, ainsi que quelques rares Creepers et Surprises. Pour l'explication de ces termes, voir l'article consacré à Fluxx.

Dans Pirate Fluxx, les marins respectent le capitaine, ou bien ils finissent aux fers !

La vie de marin, c'est le bonheur : quand on n'attrape pas le scorbut, on n'est passé à la planche par un capitaine irracible !

... De quoi motiver une mutinerie ! Une fois maître du navire, à vous les pierres précieuses...

Enfin, on peut rêver : tout le monde respecte le capitaine, et de toute façon, il n'y a que lui qui sache où est enterré le trésor...