vendredi 25 mai 2012

Les Ailes de la renommée

Les Ailes de la renommée

Peter O'Toole, Marie Trintignant et, en tout début de carrière, Colin Firth : voilà la distribution hétéroclite des Ailes de la renommée du tchèque Otakar Votocek. Doté d'une idée de scénario fascinante, le film brille plus aujourd'hui par sa résonance avec la réalité que par son exécution.

Nous voici dans les années 1960, en compagnie de Peter O'Toole, acteur de référence adulé. Comme on l'apprendra plus tard, il a volé à un jeune auteur (Colin Firth) l'intégralité d'un manuscrit pour en faire son autobiographie à succès. Désespéré de ne pouvoir contacter la star, le jeune homme décide, sur un coup de tête, de l'assassiner, et meurt dans la cohue qui s'ensuit. Post-mortem, voici nos deux adversaires convoyés par un passeur blafard vers une île où, découvriront-ils, leur popularité dans le monde mortel conditionne le prestige dont ils jouissent...

Vers l'au-delà.

On ne le répétera jamais assez : une bonne histoire ne fait pas nécessairement un bon film. Otakar Votocek va ainsi se perdre sur son île, incapable, semble-t-il, de garder le cap de son script : Les Ailes de la renommée va donc osciller entre de fascinantes séquences à l'onirisme envoûtant et d'autres, d'une gratuité redoutable. On peut sans peine imaginer, ainsi, la patte des producteurs du film derrière la scène d'amour, outrageusement démonstrative, entre Marie Trintignant et Colin Firth – une scène d'une incongruité remarquable en regard du ton éthéré du reste du film.

Marie Trintignant s'amuse à s'entourer de mystère...

Plus troubles sont les possibles erreurs de script, telles que la présence de musiciens rock-punk, qui évoquent fortement The Sex Pistols, au moment de la mort des personnages principaux, dans les années 1960. Le flot temporel est-il logique, dans ces limbes ? Le personnage de Marie Trintignant suscite, également, l'interrogation : amnésique, elle est incapable de se souvenir de la raison qui l'amène sur l'île. N'ayant, semble-t-il, d'occupation autre que d'écouter un disque de son cru (dont la piètre qualité nous dissuade de penser qu'il serait la source de sa célébrité), elle incarne à elle seule le mystère du lieu. Son personnage est fascinant, mystérieux – est-elle autre chose qu'une simple résidente, est-elle une déesse du monde des morts, posée ici pour désespérer ceux qui tombent dans ses filets ? L'idée est séduisante, et la succession de scènes à la limite de l'abstraction qui la mettent en scène ne peut que renforcer celle-ci. Le mystère va, d'ailleurs, demeurer au-delà du film, qui ne nous dira finalement rien de ce beau personnage. La mort tragique de l'actrice, sous les coups de son compagnon Bertrand Cantat, quelques années plus tard, donne, de plus et malheureusement, un caractère plus poignant encore à cette morte évanescente qui semble vouloir oublier les raisons pour lesquelles le monde humain se souvient toujours d'elle avec tant de force...

...et Peter O'Toole s'amuse à cabotiner.

Les Ailes de la renommée répond aussi, et plus volontairement, au réel dans la relation entre le jeune loup frustré de son succès Colin Firth par le vieux beau usé Peter O'Toole. Si le premier n'est guère constant dans la qualité de son interprétation – la maturité est encore à venir à l'époque du film, en 1990 –, Peter O'Toole est remarquable d'élégance et de dandysme suffisant et fatigué. Cependant, le cabotinage raffiné et maîtrisé de l'acteur n'est pas, loin s'en faut, la seule raison de découvrir le film. Les scènes inutiles ou trop longues dont nous avons déjà parlé ne font pas oublier les belles idées qui parsèment Les Ailes de la renommée : les limbes de l'oubli, brumeuse mer dans laquelle nagent perpétuellement des damnés incapables de se noyer, le Grand Hôtel de l'Au-Delà, dont le fonctionnement inhumain et froid donne à Otakar Votocek l'occasion de construire une critique efficace de la bureaucratie soviétique – le tout agrémenté d'une photo ouatée très pertinente.

Demeuré présent dans la mémoire de quelques-uns pour la force de son idée originale, Les Ailes de la renommée a donc évolué avec le temps, alors que le réel a donné plus de corps aux personnages principaux. Et si le temps a certes accentué les défauts du film, le fait est que ses beautés demeurent, et méritent qu'il ne disparaisse pas, à l'instar de ses damnés, dans les eaux troubles de l'oubli.

Les limbes aux oubliés.

mercredi 23 mai 2012

Paperhouse

Entre 1988 et 1992, Bernard Rose va marquer le cinéma fantastique, dans l'acception la plus large du terme. Sur les pentes enneigées d'Avoriaz, qui a encore à ce moment-là quelques années avant de se faire dévorer par Gérardmer, on peut découvrir quelques perles qui témoignent d'un désir pour un fantastique différent, alors que le genre est dominé par le slasher.

Paperhouse (1988) fait partie de cette école, qui ne laisse pas d'étonner la presse d'alors : le film est profondément onirique, n'appartenant au genre de l'horreur que par l'effroi, la tension qu'il génère, et non par les effets de manche et de maquillage coutumiers du genre. Paperhouse ne fait allégeance à aucun genre, création unique au croisement d'une esthétique surréaliste et d'un imaginaire revu à la mode freudienne.

La maison de papier.

Bernard Rose va, quatre ans plus tard, entrer dans le panthéon de l'horreur par la grande porte, et avec tous les honneurs, pour Candyman. Remarquable relecture du mythe du croque-mitaine, le film est avant tout celui du scénario de l'écrivain d'horreur Clive Barker et de la partition, hypnotique, de Philip Glass. Bernard Rose subsiste-t-il, aux côtés de ces deux géants ? À comparer Candyman à Paperhouse, on se rend compte que le réalisateur persiste dans certaines obsessions : la déshumanisation de son époque, et l'idée d'exprimer celle-ci via les bâtiments. Ainsi, le Cabrini Green de Candyman est-il autant un personnage central que l'héroïne, Helen, ou que Candyman lui-même : à tout prendre, Candyman est Cabrini Green.

Évidemment, les bâtiments jouent un rôle central dans Paperhouse, avec en premier lieu la maison de papier du titre. C'est la construction imaginaire d'une petite fille, Anna, qui fuit un réel qui ne la comble aucunement : trop intelligente, trop douée, elle est également trop sensible. Son père étant toujours loin de sa famille – pour son travail, nous dit-on, elle manifeste son état de manque par une hypersensibilité, une arrogance aussi difficiles à supporter pour sa mère que pour le spectateur. Sa chambre, dans laquelle elle est bien vite confinée, l'étouffe autant que sa salle de classe : elle va lui préférer les plaines infinies du monde onirique dans lequel prend place sa maison de papier.

Créé d'un simple coup de crayon, l'intérieur de la maison est dépouillé, et le visage du jeune homme inconnu dessiné à la fenêtre est, logiquement, privé de l'usage de ses jambes.

Bernard Rose privilégie les gros plans oppressants dans le monde réel, tandis qu'il se plaît à mettre en valeur l'espace dans le monde du rêve : grandes étendues herbeuses, grandes pièces aux teintes pâles. Lorsque le rêve vire au cauchemar, le réalisateur va donner, plus encore, dans l'abstraction, le symbolisme, et pénétrer de plain-pied dans le monde horrifique : c'est d'ailleurs le seul moment où Paperhouse peut être rattaché à un genre particulier, tant le ton du reste du film échappe à toute classification.

Le plus intéressant de Paperhouse demeure la transition opérée entre une première partie tangible, sise dans le monde réel, dans lequel tous les personnages semblent être parvenus aux limites de leur nervosité, prêts d'exploser, et la seconde partie, qui survient alors qu'Anna prend conscience de la correspondance entre ses dessins et son monde onirique. La tension accumulée par Bernard Rose va subrepticement alimenter la terreur sous-jacente qui parcourt le film : quand les adultes vont-ils décider que l'asile est la seule pour Anna, dont le comportement arrogant laisse place à une fièvre perpétuelle oppressante.

Bernard Rose se charge de donner corps au monde du rêve d'une façon exagérée, grotesque, qui évoque les peintures surréalistes de Dali autant que le monde des morts du Beetlejuice de Tim Burton : la progression des décors est également celle de la tension, voire de l'épouvante, qui demeure pourtant perpétuellement tapie sous les images – une épouvante qui ne va se révéler qu'en tout dernier recours. De là, la circonspection des amateurs du genre.

Le basculement dans le cauchemar : le croque-mitaine, déjà, paraît à l'horizon.

Malgré toute l'attention portée à ce monde onirique et à la façon qu'il a d’interagir avec le réel, Paperhouse demeure bancal, manquant peut-être du soutien de la partition d'un Philip Glass pour faire de lui le classique qu'il aurait du être. Malgré tout, on ne peut manquer de saluer la subtilité avec laquelle le film va revenir vers le monde du conte de fée « à l'ancienne », de ceux où les thèmes du passage à l'âge adulte, de la sexualité et de la mort étaient omniprésents, de ceux, également, qui laissent planer le doute sur la conclusion du récit – ce qui achève de placer Paperhouse hors des sentiers battus.

Revoir Paperhouse aujourd'hui offre, enfin, une satisfaction supplémentaire : celle de se rendre compte de la parenté de ce film et du récent The Hole de Joe Dante : structure et problématique similaire, avec, pour Dante, le choix de partir sur les voies de l'horreur sombre, quand Bernard Rose reste dans la pureté clinique. Deux faces d'une même pièce, en somme, guère plus rassurante l'une que l'autre.

mardi 8 mai 2012

L'Impasse aux violences

Loin de la figure éthérée et absurde du monstre de slasher, la légende du croque-mitaine a des racines bien charnelles, réelles : ainsi, le Sweeney Todd adapté au cinéma, notamment, par Tim Burton est une légende populaire attestée en Angleterre, mais également en France (Jacques Yonnet situe le barbier monstrueux entre l'Hôtel-Dieu et Notre-Dame), voire en Chine (dans le Au bord de l'eau de Shi Nai-an). La légende serait donc suffisamment symbolique pour être universelle.


Burke et Hare, figures historiques bien réelles et croque-mitaine de plein droit, sont des bonshommes de la même eau : doucement idiots, ils sont plus inconscients que véritablement malveillants, ce qui les sépare des tueurs de slashers. Eux ne sont pas animés de la jouissance de tuer, mais juste contents de pouvoir s'enrichir facilement, fut-ce au prix de la vie des malheureux qu'ils assassinent pour les revendre à l'université de médecine. Inconsciemment – presque ataviquement – cyniques, les deux resurrectionnists (« ressusciteurs ») sont l'une des stigmates visibles de la machine de mort industrielle, de l'avènement de l'humain en tant que quantité négligeable.

William Hare (Donald Pleasance) et William Burke (George Rose)

Burke et Hare ont eu de nombreux avatars, sur scène et à l'écran, le dernier en date étant le burlesque Cadavres à la pelle de John Landis. Pas question d'esquisser le moindre sourire, en revanche, pour le film qui nous occupe : L'Impasse aux violences. Le titre français, plutôt efficace dans son aspect bis, n'a cependant pas de prime abord le ton sinistre du titre original, The Flesh and the Fiends (« La Chair et les Démons »). L'allitération soufflante, comme produite par une langue bifide, ajoute encore à l'impression de mystère sinistre qui se dégage de ce titre.

Mais peut-être est-ce faire au titre français une injustice. De prime abord, The Flesh and the Fiends semble désigner la chair des morts amenés au Dr Knox par Burke and Hare - the Fiends. Mais ne peut-on pas également considérer l'insensible docteur comme l'un de ces « démons » ? Ne peut-on pas, également, appliquer le titre à la relation entre la prostituée Mary Patterson et son jeune et naïf amant, l'étudiant en médecine Chris Jackson ? L'Impasse aux violences est-il un titre moins signifiant ? S'il désigne certainement l'endroit où Burke et Hare commettent leurs assassinats, le Dr Knox, pourtant persuadé de son bon droit, ne se rend-il pas de l'impasse morale dans laquelle le mène les violences qu'il cautionne par son silence ? Enfin, la violence – atavique ? – de Mary Patterson, un personnage de prostituée irrémédiablement perdue très dickensien, ne condamne-t-elle pas la conception romantique de l'amour, celle de Chris Jackson, à l'impasse ?

La prostituée et le jeune premier.

L'impasse se révèle plus large encore : s'y trouvent certainement les médecins, adversaires de Knox, plus soucieux de leur prestige que de faire progresser la médecine, comme les élèves du même Knox qui, après l'avoir déserté tant qu'il était inquiété par la justice, lui reviennent, le sachant coupable mais les lauriers à la main, une fois qu'il a été acquitté. L'Impasse aux violences, c'est le monde industriel, déshumanisé et sans issue. Le film n'est pas, pour autant, passéiste et réactionnaire : le progrès pour lequel se bat Knox au prix, finalement, de son âme, est souhaitable, indispensable. Aussi froidement que ne pourrait le faire le professeur incarné par Peter Cushing, le film établit un diagnostic lucide sur le prix humain colossal qu'il y a à payer – un diagnostic d'autant plus valide aujourd'hui que la situation est tout aussi valide aujourd'hui qu'elle l'était en 1828 au moment de l'action, ou en 1960.

Au moment où sort L'Impasse aux violences (1960), Peter Cushing est déjà bien connu des amateurs de cinéma de quartier : il a déjà ressuscité le baron Frankenstein, qui est plus volontiers docteur que baron dans Frankenstein s'est échappé ! (1957) et La Revanche de Frankenstein (1958), et va camper avec brio son propre Robin des Bois, dans Le Fascinant Capitaine Clegg (1962). Le maintien élégant, le phrasé ferme que tous ces personnages assez semblables ont en commun vient, avant tout, du talent magnétique de Cushing. Le Dr Knox ne diffère qu'en peu de choses du Dr Frankenstein : l'acteur met son attitude aristocratique, sa scansion précise au service d'un Knox que menace, encore et toujours, les machinations envieuses de ses collègues autant que la vindicte populaire. Ce n'est pas Knox qui offre un blanc-seing à Frankenstein, disant que les travaux impies de ce dernier sont le prix à payer pour le progrès, mais bien l'inverse – Frankenstein transparaît sous Knox, montrant que sous le plus inflexible des scientifiques sommeille toujours le savant fou.

Peter Cushing s'en lave les mains... mais plus pour très longtemps.

Face à lui, Burke (George Rose) and Hare (Donald Pleasance) rivalisent de vilenie grotesque, crapules veules suintantes, rarement saisissables face à un Peter Cushing inflexible – en somme, les deux faces d'une même pièce. Le couple Burke et Hare est un avatar ironique acide de la révolution industrielle, un sujet de chanson de taverne : grotesques, monstrueux et sensationnels, ils touchent à l'essence du monstre industriel. Peter Cushing, Donald Pleasance et George Rose élèvent le sujet au dessus du simple Grand-Guignol, de la simple horreur de boulevard, pour lui donner une résonance universelle terrible.

Lire aussi Cadavres à la pelle sur Critikat.