mardi 8 mai 2012

L'Impasse aux violences

Loin de la figure éthérée et absurde du monstre de slasher, la légende du croque-mitaine a des racines bien charnelles, réelles : ainsi, le Sweeney Todd adapté au cinéma, notamment, par Tim Burton est une légende populaire attestée en Angleterre, mais également en France (Jacques Yonnet situe le barbier monstrueux entre l'Hôtel-Dieu et Notre-Dame), voire en Chine (dans le Au bord de l'eau de Shi Nai-an). La légende serait donc suffisamment symbolique pour être universelle.


Burke et Hare, figures historiques bien réelles et croque-mitaine de plein droit, sont des bonshommes de la même eau : doucement idiots, ils sont plus inconscients que véritablement malveillants, ce qui les sépare des tueurs de slashers. Eux ne sont pas animés de la jouissance de tuer, mais juste contents de pouvoir s'enrichir facilement, fut-ce au prix de la vie des malheureux qu'ils assassinent pour les revendre à l'université de médecine. Inconsciemment – presque ataviquement – cyniques, les deux resurrectionnists (« ressusciteurs ») sont l'une des stigmates visibles de la machine de mort industrielle, de l'avènement de l'humain en tant que quantité négligeable.

William Hare (Donald Pleasance) et William Burke (George Rose)

Burke et Hare ont eu de nombreux avatars, sur scène et à l'écran, le dernier en date étant le burlesque Cadavres à la pelle de John Landis. Pas question d'esquisser le moindre sourire, en revanche, pour le film qui nous occupe : L'Impasse aux violences. Le titre français, plutôt efficace dans son aspect bis, n'a cependant pas de prime abord le ton sinistre du titre original, The Flesh and the Fiends (« La Chair et les Démons »). L'allitération soufflante, comme produite par une langue bifide, ajoute encore à l'impression de mystère sinistre qui se dégage de ce titre.

Mais peut-être est-ce faire au titre français une injustice. De prime abord, The Flesh and the Fiends semble désigner la chair des morts amenés au Dr Knox par Burke and Hare - the Fiends. Mais ne peut-on pas également considérer l'insensible docteur comme l'un de ces « démons » ? Ne peut-on pas, également, appliquer le titre à la relation entre la prostituée Mary Patterson et son jeune et naïf amant, l'étudiant en médecine Chris Jackson ? L'Impasse aux violences est-il un titre moins signifiant ? S'il désigne certainement l'endroit où Burke et Hare commettent leurs assassinats, le Dr Knox, pourtant persuadé de son bon droit, ne se rend-il pas de l'impasse morale dans laquelle le mène les violences qu'il cautionne par son silence ? Enfin, la violence – atavique ? – de Mary Patterson, un personnage de prostituée irrémédiablement perdue très dickensien, ne condamne-t-elle pas la conception romantique de l'amour, celle de Chris Jackson, à l'impasse ?

La prostituée et le jeune premier.

L'impasse se révèle plus large encore : s'y trouvent certainement les médecins, adversaires de Knox, plus soucieux de leur prestige que de faire progresser la médecine, comme les élèves du même Knox qui, après l'avoir déserté tant qu'il était inquiété par la justice, lui reviennent, le sachant coupable mais les lauriers à la main, une fois qu'il a été acquitté. L'Impasse aux violences, c'est le monde industriel, déshumanisé et sans issue. Le film n'est pas, pour autant, passéiste et réactionnaire : le progrès pour lequel se bat Knox au prix, finalement, de son âme, est souhaitable, indispensable. Aussi froidement que ne pourrait le faire le professeur incarné par Peter Cushing, le film établit un diagnostic lucide sur le prix humain colossal qu'il y a à payer – un diagnostic d'autant plus valide aujourd'hui que la situation est tout aussi valide aujourd'hui qu'elle l'était en 1828 au moment de l'action, ou en 1960.

Au moment où sort L'Impasse aux violences (1960), Peter Cushing est déjà bien connu des amateurs de cinéma de quartier : il a déjà ressuscité le baron Frankenstein, qui est plus volontiers docteur que baron dans Frankenstein s'est échappé ! (1957) et La Revanche de Frankenstein (1958), et va camper avec brio son propre Robin des Bois, dans Le Fascinant Capitaine Clegg (1962). Le maintien élégant, le phrasé ferme que tous ces personnages assez semblables ont en commun vient, avant tout, du talent magnétique de Cushing. Le Dr Knox ne diffère qu'en peu de choses du Dr Frankenstein : l'acteur met son attitude aristocratique, sa scansion précise au service d'un Knox que menace, encore et toujours, les machinations envieuses de ses collègues autant que la vindicte populaire. Ce n'est pas Knox qui offre un blanc-seing à Frankenstein, disant que les travaux impies de ce dernier sont le prix à payer pour le progrès, mais bien l'inverse – Frankenstein transparaît sous Knox, montrant que sous le plus inflexible des scientifiques sommeille toujours le savant fou.

Peter Cushing s'en lave les mains... mais plus pour très longtemps.

Face à lui, Burke (George Rose) and Hare (Donald Pleasance) rivalisent de vilenie grotesque, crapules veules suintantes, rarement saisissables face à un Peter Cushing inflexible – en somme, les deux faces d'une même pièce. Le couple Burke et Hare est un avatar ironique acide de la révolution industrielle, un sujet de chanson de taverne : grotesques, monstrueux et sensationnels, ils touchent à l'essence du monstre industriel. Peter Cushing, Donald Pleasance et George Rose élèvent le sujet au dessus du simple Grand-Guignol, de la simple horreur de boulevard, pour lui donner une résonance universelle terrible.

Lire aussi Cadavres à la pelle sur Critikat.

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