vendredi 29 juin 2012

Fleeced!

"Mouton sur noir", étude, 2012.

Si l'homme est un loup pour l'homme, alors je ne vous parle pas de l'homme pour un mouton ! Et si l'homme est un chien-cyborg ! Ou un pingouin transformiste ! C'est là le sujet de Fleeced!, le jeu de plateau inspiré des héros du studio Aardman, Wallace & Gromit, ou ils côtoient Gwendolene, Shaun le mouton, et les terribles Feather McGraw et Preston le chien-cyborg dans la course au plus gros troupeau.


Faire un jeu qui soit à la fois bon et drôle à partir d'un univers de cinéma, disons-le, est sacrément casse-gueule, et malheureusement, Fleeced! est un jeu qui ne passionnera guère que les amateurs – éclairés, nous ne saurions trop suggérer à ceux qui ne connaissent pas cet univers de se précipiter dessus – des aventures rocambolesques de Wallace & Gromit, avec moutons, inventions délirantes et fromage.

Ceux-là, en revanche, seront comblés. La mécanique de jeu de cette course-aux-moutons n'est certes pas des plus fluides, mais elle est hilarante : une fois sa file de moutons récupérées, le joueur devra rentrer chez lui à toute vitesse, sous peine de se les voir voler par ses petits camarades. Ce qui ne manquera pas d'arriver. Pour tout dire, le jeu tourne assez vite à la foire d'empoigne et aux crises de rire incontrôlées. Pour quelle raison ? Parce que LE SIFFLET.


Il faut bien sûr siffler pour attirer ses moutons, avant de se mettre en marche. Évidemment. Mais le faut-il lorsqu'on relance les dés après un double ? Et après avoir joué une carte ? Car, si l'on siffle à tort et à travers, voilà les moutons qui s'égayent dans les rues, direction le pré central... et les autres joueurs, en embuscade, et qui savent, EUX, à quel moment il faut siffler ! (ou pas) Le beau sifflet en plastique, qui émet un terrible « pfiuûut », sera donc source de rires déments et de désespoir profond avant la fin de la partie – tout comme le joyeux chaos dans lequel baigne le jeu.

Voilà donc un exemple parfait de jeu destiné à une niche précise : les joueurs amateurs d'humour anglais. Pour les autres, la longueur des parties (potentiellement interminables), les règles dont la prise en main est assez délicate seront des défauts rédhibitoires. Le chaos inhérent au jeu, la beauté remarquable des figurines, l'humour non-sensique qui baigne le tout seront des qualités indéniables pour les amateurs de Wallace & Gromit, et même les plus jeunes, qui prendront à n'en pas douter un plaisir certain à donner du sifflet – toujours quand il faudra, en plus !


Nombre de joueurs : 6
Durée d'une partie : 60 à 120 minutes
Prix moyen constaté : une trentaine d'euros, pouvant aller jusqu'à cinquante.
Note : attention, jeu disponible uniquement en anglais !

Carcassonne

Carcassonne, comme son nom ne l'indique pas, est un jeu allemand. Voilà qui, a priori, annonce un jeu de qualité : avec Carcassonne, nous avons à faire à un jeu de référence. Il s'agit d'un jeu de placement, avatar simplifié des interminables jeux de stratégie, revu via le fonctionnement d'un jeu de domino : si la forme est simple, le jeu s'avère très vite plus complexe. Pour comprendre les règles, la boîte de base suffit (on la trouve aujourd'hui vendue directement avec l'extension « La Rivière »). Cependant, si l'on rêve d'une partie un peu plus corsée, se procurer une ou plusieurs extensions est indispensable – nous y reviendrons.

Une carte réalisée avec les tuiles présentes dans la boîte de base de Carcassonne.

Le principe du jeu est relativement aisé à comprendre : chaque joueur, à son tour, va piocher une tuile, et choisir ou non d'y placer un « partisan », petit personnage représentant son influence sur la zone. La carte est divisée en plusieurs types de construction : villes, routes, abbayes, champs, chacun rapportant plus ou moins de points. Le but du jeu n'est pas tant d'agencer son placement de partisans de façon à remporter suffisamment de points que de faire en sorte d'empêcher l'adversaire d'en marquer, en tentant de contester son influence. Le placement des tuiles est très simple : à la manière d'un puzzle ou de dominos, il faut que les bords de la (ou des) tuile(s) corresponde(nt) à celle que l'on veut poser. Le jeu est fait pour qu'il soit très rare, voire impossible, de ne pas pouvoir placer une tuile.

Le public-cible est désigné par l'éditeur comme étant « 8 ans et plus » : il faut tout de même signaler que Carcassonne est un jeu qui nécessite patience, calme et un certain esprit d'analyse.

Comme on peut le constater sur la photo ci-dessus, la boîte de base ne couvre que l'équivalent d'une petite table : attention toutefois au fait que, l'intérêt pour le jeu grandissant, vous pourrez avoir besoin d'un espace de jeu très important, avec les extensions : c'est sans doute le seul défaut réel du jeu. En dehors de cela, Carcassonne fourmille de qualités, que ce soit par la simplicité de sa prise en main, l'impossibilité de réaliser deux parties similaires, le plaisir simple du jeu de construction comme celui, plus complexe et prenant, d'un jeu de stratégie qui ne nécessiterait pas deux heures de mise en place et vingt-cinq de jeu. Best-seller depuis sa création en 2001, Carcassonne demeure, à raison, un jeu de référence.

Nombre de joueurs : 5
Durée d'une partie : 60 à 90 minutes
Prix moyen constaté : une trentaine d'euros, une quinzaine par grande extension, 5€ par mini-extension.

Carcassonne : les extensions
À partir d'ici, nous partons du principe que vous connaissez les règles. De plus, nous vous proposons un agencement des tuiles de chaque extension, pour référence.

Mini-extension de base : la fête

La boîte du 10ème anniversaire, parfaitement hideuse et impossible à ranger.

La Fête est une extension de dix tuiles très puissantes : chacune d'entre elles permet, si l'on n'a pas posé de partisan, de reprendre un partisan nous appartenant, posé sur la carte. À utiliser avec parcimonie.

Extension numéro 1 : Auberges et Cathédrales

Une extension dont les tuiles couvrent toutes les constructions.

Première extension à avoir fait suite à la sortie du jeu de base, Auberges et Cathédrales est une extension majeure, mais pas en terme d'évolution des règles. De ce point de vue, les auberges et cathédrales, qui augmentent respectivement la valeur des routes et des villes, mais les laissent à 0 points si les constructions ne sont pas achevées à la fin de la partie, ne présentent qu'un intérêt anecdotique. L'extension présente, de plus, un « super partisan », qui vaut deux partisans, dont on pourra se passer. En revanche, cette extension propose également le sac pour mélanger les tuiles, très pratique, et surtout les pions permettant d'ajouter un sixième joueur à la partie. À ce jour, c'est le nombre de joueur maximal.

Extension numéro 2 : Marchands et Bâtisseurs

Une extension où les tuiles de villes sont très représentées.

Si vous ne deviez vous acheter qu'une seule extension, que cela soit Marchands et Bâtisseurs : non seulement elle propose un nombre important de nouvelles tuiles (24), mais également beaucoup de nouveautés, toutes intéressantes :
- le cochon : lorsque vous contrôlez un champ, vous pouvez, à la place d'un partisan, placer un cochon dans ce champ. Les villes environnantes rapporteront un point de plus chacune ;
- le bâtisseur : lorsque vous contrôler une ville ou une route, vous pouvez y poser le bâtisseur. À partir du tour suivant, dès que vous ajoutez une tuile à la ville (ou la route), vous pouvez rejouer immédiatement ;
- les blasons de commerce : lorsqu'une ville qui comporte des tuiles avec un blason commercial, le joueur qui finit la ville (pas forcément, donc, celui qui va marquer les points de la ville) reçoit le blason correspondant. Les marchandises sont : bière (9 tuiles), blé (6) et soieries (5). À la fin de la partie, pour chaque marchandises dont il possède une majorité de tuile, un joueur marque 10 points en plus.

Extension numéro 3 : Damoiselle et Dragon

Un beau dragon rouge, et de nouvelles tuiles pour toutes constructions.

Avoir un dragon à Carcassonne, voilà qui a du chien. D'autant que la figurine (voir ci-dessus) est tout à fait réussie. Le problème, c'est que cette extension apporte des changements de règles qui rende le jeu beaucoup moins agréable : le dragon, qui va se déplacer relativement souvent, dévore (renvoie dans la main de son propriétaire) chaque partisan qu'il croise ; la demoiselle, toujours trouvée dans une ville, en retire un partisan de la même façon que le dragon. Ces nouvelles règles n'apportent pas grand-chose : de surcroît, elle apporte un élément de chaos très important à un jeu dont une grande qualité était de ne pas être soumis au hasard. Amusant, donc, mais fortement dispensable.

Extension numéro 8 : Bazars, Ponts et Forteresses

De nouveaux accessoires pour une extension aux allures de marché aux puces.

Voici également une extension dont on peut se passer. Trois nouveaux accessoires sont introduits :
- les ponts : permettent de relier une route à une autre, au dessus d'une tuile sans route. L'effet serait anecdotique s'il ne rendait pas beaucoup plus difficile la tâche déjà ardue consistant à contrôler ses champs.
- les forteresses : au lieu de marquer 4 points avec une ville à deux tuiles, vous pouvez placer dessus une forteresse. Cette forteresse, lorsqu'une des tuiles la bordant immédiatement sera partie d'une construction marquant des points, en fera marquer autant à son contrôleur. Il est possible, avec une forteresse, de réduire à néant les efforts d'un adversaire pour une construction importante, voire de multiplier par deux ses propres gains : bien trop puissant, cet effet est à banir.
- les bazars : permettent de mettre aux enchères des pièces sorties du sac. Ni trop puissant, ni utile.

Mini-extension numéro 1 : les aéronefs

Des tuiles exclusivement "champ" pour cette mini-extension.

Tout au plus amusante, cette mini-extension permet l'envol de partisan depuis un champ, vers une construction en cours potentiellement contrôlée par un adversaire. Pour s'amuser.

Mini-extension numéro 1 : les Brigands


Chaque joueur se voit doté d'un brigand, qui lui sert à « voler » quelques points à un adversaire la prochaine fois qu'il gagne des points. La mécanique associée étant équilibrée – tous les joueurs placent un brigand en même temps – cette mini-extension est également amusante, sans être indispensable.

Liste des extensions non traitées :
- La Rivière
- La Rivière II
- Le Comte de Carcassonne
- Les Cathares
- La Tour
- Maires et Cloîtres
- Comtes, roi et consorts (contient le Comte, la Rivière II et deux autres mini-extensions)
- La Catapulte
- Mini-extensions 2, 3, 4 et 5 : messagers, ferrys, mines d'or, magiciens et sorcières.

Il convient également de noter que le jeu est disponible dans une big box, contenant la boîte de base et les cinq premières extensions.

jeudi 21 juin 2012

Frankenhooker

Dans la grande tradition des « films de Frankenstein » – nom qui désigne, rappelons-le, le créateur et non la créature –, on distingue deux courants majeurs : les films comiques, parodiques, et les films sérieux, tragiques. A priori, avec son scientifique de bazar tentant de redonner vie à sa fiancée débitée par une tondeuse télécommandée, et à laquelle il entend redonner un corps prélevé, morceau de choix par morceau de choix, sur les prostituées locales, Frankenhooker (1990) de Frank Henenlotter se classe dans la première catégorie.


Toute la première partie du film conforte cette impression : après le drame de la tondeuse télécommandée, qui frappe une famille W.A.S.P. bon teint, le film se consacre aux recherches de Jeffrey Franken, jeune étudiant refoulé de l'école de médecine, afin de trouver un corps souhaitable à sa fiancée, dont il conserve la tête. Le film donne volontiers dans la comédie grasse, et n'est pas sans évoquer la recette du cinéma d'un Fred Olen Ray : un prétexte vaguement horrifique, utilisé pour montrer le plus de filles dénudées le plus souvent possible. À la clé, un petit film calibré pour une soirée pizza, qui fera le bonheur des solderies DVD.

Tout l'univers, tout le talent de Fred Olen Ray en une affiche.

Ce serait oublier que le rare Frank Henenlotter est le père de quelques bijoux traumatiques du cinéma gore des années 1980 : Frères de sang (1982), ou la relation symbiotique horrible entre un jeune homme et son siamois difforme et assassin, qu'il transporte dans un panier (qui donna lieu à deux suites, nettement moins convaincantes) et Elmer le remue-méninge (1988), avec son parasite cérébral aux instincts débridés. Les deux films ayant fait très forte impression, Frankenhooker (littéralement : « Frankenpute »), moins littéralement provocateur, sera accueilli avec plus de circonspection par le public, et la carrière de Frank Henenlotter subira un sérieux coup de frein.

Frankenhooker s'émancipe bien vite du style qu'il assume au départ. On peut déjà déceler, dans la scène où Jeffrey « sélectionne » la prostituée dont il voudrait prendre le corps, une part de tragédie : si l'ensemble est réalisé comme un sketch digne de Benny Hill – le malheureux jeune homme ne sait quel corps choisir, parmi toutes les beautés qui l'entourent et doit donc prendre son temps avant de faire son choix – la tragédie frappe déjà lorsque les prostituées tombent sur le « super-crack » dont il entend se servir pour faire passer la fille de son choix de vie à trépas, disposant ainsi de son corps. Incapable d'empêcher toutes les filles, qui sont totalement accros à la drogue, de se servir dans son stock, il va les voir mourir les unes après les autres : pourtant, il est très clair qu'il n'a pas voulu cela.


En grand romantique, Jeffrey offre un dîner aux chandelles à la tête de son aimée, tout en lui expliquant avec finesse son plan...

Une scène précédente le voit d'ailleurs, désemparé, se chercher des excuses pour le meurtre qu'il envisage de commettre : « je ne vais pas la tuer, je vais juste la mettre en présence d'une drogue mortelle. Après, si elle en prend, ce sera de sa faute »... Profondément lâche, Jeffrey se démarque des Frankenstein fous à lier qui l'ont précédé : de celui, blasphématoire et hystérique, incarné par Colin Clive dans les années 1930, chez James Whale, de celui, hautain et aristocratique, de Peter Cushing pour la Hammer... Jeffrey Franken n'est rien de plus qu'un ado bourré d'hormones jusqu'aux oreilles, et qui trouve dans l'accident survenu l'opportunité de transformer sa fiancée en page centrale de Playboy. Ce benêt, lorsqu'il est mis en présence des prostituées, n'est pourtant pas dupe : le maquereau tient les filles grâce au crack, et la misère affreuse dans laquelle elles vivent le choque sincèrement. Pour autant, une fois l'overdose massive de crack survenue, cela ne l'empêche pas de ramasser tous les morceaux : pourquoi cracher sur l'occasion, surtout lorsqu'il n'est absolument pas à blâmer ? Lâcheté, stupre sans panache, burlesque premier degré : on est bien, en apparence, dans le domaine de la série Z, modèle Fred Olen Ray.

Jeffrey fait son marché, avec une belle rigueur scientifique.

Il suffit d'un coup de foudre pour changer les choses : fidèle au mythe cinématographique (créé par James Whale : les adaptations antérieures et le roman original voit la créature naître par une méthode alchimique), Jeffrey va offrir sa créature au tonnerre, et lui insuffler l'étincelle vitale. Une fois le drap tombé, la « fiancée », qu'on imaginait volontiers séduisante, provocante, disponible – dans la droite ligne des séquences précédentes, se révèle certes très belle, mais grotesque, affligée de tics outrés, incapable d'articuler autre chose que les phrases vulgaires qui faisaient le quotidien des prostituées d'où viennent les parties de son corps. Même dans la mort, les malheureuses ne peuvent donc échapper à leur condition – c'est tout ce qu'il subsistera d'elles.

La créature, à côté d'un... truc bien dans la tradition.

Quelques clients occis plus tard – la belle leur inflige un coup de foudre parfaitement littéral – voilà le maquereau, la créature et Jeffrey réunis. Du premier, on disposera alors que les restes laissés de côtés des malheureuses prostituées décident de lui donner un aperçu de ses propres méthodes, en le bourrant de crack – mais pas avant qu'il n'ait décapité Jeffrey. Qu'on se rassure : une happy end est au rendez-vous – le scientifique a laissé des notes précises sur sa méthode pour ranimer des restes... féminins. Exclusivement des restes féminins. « Où est ma bite ? », glapit ainsi celui qui n'a, finalement, fait tout ça que pour contenter ses appétits hormonaux, et qui finit le film flanqué d'un corps féminin monstrueux.

La violence de la conclusion de Frankenhooker étonne, après le ton badin des débuts : manifestement, cette opposition a été voulue par Frank Henenlotter, qui place de cette façon son film dans la tradition la plus sombre attachée au mythe de la créature de Frankenstein. La grande tragédie de la créature n'est pas d'être une chose monstrueuse, morbide, hideuse, lâchée dans le monde sans avoir eu le temps d'y faire ses armes : c'est, simplement, de côtoyer son créateur. Ridley Scott préfère, dans son récent Prometheus, fait le choix de l'efficacité pure, de la confrontation physique : ignore-t-il les leçons du legs de Mary Shelley, qui pourtant sous-titra son livre « Le Prométhée moderne » ? La créature n'a pas le choix de se faire des illusions sur les raisons de sa création : elle n'a pas le choix de se forger une foi, un espoir. C'est l'orgueil qui lui donna naissance chez Shelley, le stupre, chez Henenlotter : jamais l'espoir, jamais l'amour.

Frank Henenlotter y répond donc avec un humour féroce, en doublant sa contribution au mythe originel d'un discours au féminisme rude et touchant. Ce faisant, il transcende la qualité médiocre de son Frankenhooker, pour lui offrir une place de choix dans son panthéon.