jeudi 21 juin 2012

Frankenhooker

Dans la grande tradition des « films de Frankenstein » – nom qui désigne, rappelons-le, le créateur et non la créature –, on distingue deux courants majeurs : les films comiques, parodiques, et les films sérieux, tragiques. A priori, avec son scientifique de bazar tentant de redonner vie à sa fiancée débitée par une tondeuse télécommandée, et à laquelle il entend redonner un corps prélevé, morceau de choix par morceau de choix, sur les prostituées locales, Frankenhooker (1990) de Frank Henenlotter se classe dans la première catégorie.


Toute la première partie du film conforte cette impression : après le drame de la tondeuse télécommandée, qui frappe une famille W.A.S.P. bon teint, le film se consacre aux recherches de Jeffrey Franken, jeune étudiant refoulé de l'école de médecine, afin de trouver un corps souhaitable à sa fiancée, dont il conserve la tête. Le film donne volontiers dans la comédie grasse, et n'est pas sans évoquer la recette du cinéma d'un Fred Olen Ray : un prétexte vaguement horrifique, utilisé pour montrer le plus de filles dénudées le plus souvent possible. À la clé, un petit film calibré pour une soirée pizza, qui fera le bonheur des solderies DVD.

Tout l'univers, tout le talent de Fred Olen Ray en une affiche.

Ce serait oublier que le rare Frank Henenlotter est le père de quelques bijoux traumatiques du cinéma gore des années 1980 : Frères de sang (1982), ou la relation symbiotique horrible entre un jeune homme et son siamois difforme et assassin, qu'il transporte dans un panier (qui donna lieu à deux suites, nettement moins convaincantes) et Elmer le remue-méninge (1988), avec son parasite cérébral aux instincts débridés. Les deux films ayant fait très forte impression, Frankenhooker (littéralement : « Frankenpute »), moins littéralement provocateur, sera accueilli avec plus de circonspection par le public, et la carrière de Frank Henenlotter subira un sérieux coup de frein.

Frankenhooker s'émancipe bien vite du style qu'il assume au départ. On peut déjà déceler, dans la scène où Jeffrey « sélectionne » la prostituée dont il voudrait prendre le corps, une part de tragédie : si l'ensemble est réalisé comme un sketch digne de Benny Hill – le malheureux jeune homme ne sait quel corps choisir, parmi toutes les beautés qui l'entourent et doit donc prendre son temps avant de faire son choix – la tragédie frappe déjà lorsque les prostituées tombent sur le « super-crack » dont il entend se servir pour faire passer la fille de son choix de vie à trépas, disposant ainsi de son corps. Incapable d'empêcher toutes les filles, qui sont totalement accros à la drogue, de se servir dans son stock, il va les voir mourir les unes après les autres : pourtant, il est très clair qu'il n'a pas voulu cela.


En grand romantique, Jeffrey offre un dîner aux chandelles à la tête de son aimée, tout en lui expliquant avec finesse son plan...

Une scène précédente le voit d'ailleurs, désemparé, se chercher des excuses pour le meurtre qu'il envisage de commettre : « je ne vais pas la tuer, je vais juste la mettre en présence d'une drogue mortelle. Après, si elle en prend, ce sera de sa faute »... Profondément lâche, Jeffrey se démarque des Frankenstein fous à lier qui l'ont précédé : de celui, blasphématoire et hystérique, incarné par Colin Clive dans les années 1930, chez James Whale, de celui, hautain et aristocratique, de Peter Cushing pour la Hammer... Jeffrey Franken n'est rien de plus qu'un ado bourré d'hormones jusqu'aux oreilles, et qui trouve dans l'accident survenu l'opportunité de transformer sa fiancée en page centrale de Playboy. Ce benêt, lorsqu'il est mis en présence des prostituées, n'est pourtant pas dupe : le maquereau tient les filles grâce au crack, et la misère affreuse dans laquelle elles vivent le choque sincèrement. Pour autant, une fois l'overdose massive de crack survenue, cela ne l'empêche pas de ramasser tous les morceaux : pourquoi cracher sur l'occasion, surtout lorsqu'il n'est absolument pas à blâmer ? Lâcheté, stupre sans panache, burlesque premier degré : on est bien, en apparence, dans le domaine de la série Z, modèle Fred Olen Ray.

Jeffrey fait son marché, avec une belle rigueur scientifique.

Il suffit d'un coup de foudre pour changer les choses : fidèle au mythe cinématographique (créé par James Whale : les adaptations antérieures et le roman original voit la créature naître par une méthode alchimique), Jeffrey va offrir sa créature au tonnerre, et lui insuffler l'étincelle vitale. Une fois le drap tombé, la « fiancée », qu'on imaginait volontiers séduisante, provocante, disponible – dans la droite ligne des séquences précédentes, se révèle certes très belle, mais grotesque, affligée de tics outrés, incapable d'articuler autre chose que les phrases vulgaires qui faisaient le quotidien des prostituées d'où viennent les parties de son corps. Même dans la mort, les malheureuses ne peuvent donc échapper à leur condition – c'est tout ce qu'il subsistera d'elles.

La créature, à côté d'un... truc bien dans la tradition.

Quelques clients occis plus tard – la belle leur inflige un coup de foudre parfaitement littéral – voilà le maquereau, la créature et Jeffrey réunis. Du premier, on disposera alors que les restes laissés de côtés des malheureuses prostituées décident de lui donner un aperçu de ses propres méthodes, en le bourrant de crack – mais pas avant qu'il n'ait décapité Jeffrey. Qu'on se rassure : une happy end est au rendez-vous – le scientifique a laissé des notes précises sur sa méthode pour ranimer des restes... féminins. Exclusivement des restes féminins. « Où est ma bite ? », glapit ainsi celui qui n'a, finalement, fait tout ça que pour contenter ses appétits hormonaux, et qui finit le film flanqué d'un corps féminin monstrueux.

La violence de la conclusion de Frankenhooker étonne, après le ton badin des débuts : manifestement, cette opposition a été voulue par Frank Henenlotter, qui place de cette façon son film dans la tradition la plus sombre attachée au mythe de la créature de Frankenstein. La grande tragédie de la créature n'est pas d'être une chose monstrueuse, morbide, hideuse, lâchée dans le monde sans avoir eu le temps d'y faire ses armes : c'est, simplement, de côtoyer son créateur. Ridley Scott préfère, dans son récent Prometheus, fait le choix de l'efficacité pure, de la confrontation physique : ignore-t-il les leçons du legs de Mary Shelley, qui pourtant sous-titra son livre « Le Prométhée moderne » ? La créature n'a pas le choix de se faire des illusions sur les raisons de sa création : elle n'a pas le choix de se forger une foi, un espoir. C'est l'orgueil qui lui donna naissance chez Shelley, le stupre, chez Henenlotter : jamais l'espoir, jamais l'amour.

Frank Henenlotter y répond donc avec un humour féroce, en doublant sa contribution au mythe originel d'un discours au féminisme rude et touchant. Ce faisant, il transcende la qualité médiocre de son Frankenhooker, pour lui offrir une place de choix dans son panthéon.

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