mardi 16 octobre 2012

La Nuit des morts-vivants 1990

Au début des années 1990, George A. Romero est en vacances de zombies. En a-t-il assez ? Estime-t-il avoir mis le point final à cette partie de son œuvre avec le remarquable Jour des morts-vivants en 1985 ? Toujours est-il qu'il est passé à d'autres univers : en 1988, il signe Incident de parcours, un film certes terriblement daté mais injustement oublié dans sa filmographie, avant d'aborder les grands auteurs du fantastique (Edgar Poe en compagnie de Dario Argento en 1990 avec Deux Yeux maléfiques et Stephen King avec La Part des ténèbres en 1993).


Pourtant, en 1990, il va revenir au monde des zombies avec le remake scénarisé par ses soins de son iconique film de début, La Nuit des morts-vivants. Préparé, scénarisé par Romero : on peut se demander si la présence de Tom Savini, maquilleur complice de toujours, dans le fauteuil du metteur en scène n'est pas de pure forme. Romero aurait hésité à revenir à ses zombies après la « fin » de sa saga ? Aurait-il hésité à s'associer à un remake de sa propre œuvre ? Peut-être bien...

Car, il faut bien le dire, il s'agit ici d'un remake d'une grande fidélité – à tel point que les premières séquences laissent dubitatif : quel intérêt y a-t-il à coloriser le noir et blanc du film original (sorti en 1968) ? L'aura de Romero – depuis bien écornée par les suites dans l'ensemble assez dispensables – est alors parfaitement intacte : qui oserait le soupçonner de mercantilisme, de vouloir revendre son premier succès sans beaucoup d'efforts ?

On peut certes regretter - ou pas - les excès gore de Tom Savini, plutôt absents du film. Mais en était-il vraiment besoin, lorsqu'on trouve par hasard (dans un taxi, dit-on) des figurants déjà tout à fait inquiétants ?

Pourtant, à mesure que le film progresse – et que l'on note une sagesse plutôt surprenante dans les effets gores, avec Savini à la réalisation – on s'aperçoit que la copie a été revue et corrigée. Si les références sont bien présentes – « They're coming to get you, Barbara... » –, le film se veut surtout une opportunité de corriger les défauts de sa version originale (notons d'ailleurs que certaines références, celle de la truelle dans le sous-sol notamment, peuvent être extrêmement mal utilisées...). Majoritairement, ces corrections concernent le personnage de Barbara. De blondinette écervelée, criarde et finalement aussi énervante que passablement bécasse, Barbara devient une femme forte, volontaire, par le biais de laquelle Romero moque en passant certains défauts de sa propre mythologie (la lenteur des zombies, notamment).

C'est aussi l'occasion de revoir les rapports de force dans la maison assiégée : les personnages de Ben (excellent Tony Todd), le leader de fait dans l'original, et du lâche Harry Cooper ne sont plus placés en opposition manifeste, l'un froid et intelligent, l'autre couard et stupide. L'un comme l'autre vont, dans cette nouvelle version, tenter de tirer la couverture à soi, à tel point que ce comportement de coqs de basse-cour va mettre en danger tout le monde. Finalement, Barbara va choisir de laisser les deux à leur querelle, décidée à aller chercher du secours – ce à quoi elle va parvenir. Dans ce personnage de femme de tête, forte et indépendante, on voit la conjonction des univers de Romero et de John Carpenter – une fusion de discours plutôt réussie.

Barbara, à 30 ans de distance. Les temps ont changé.

Avec le recul, La Nuit des morts-vivants 1990 apparaît comme un film beaucoup plus intéressant que ce qu'on aurait pu en attendre : non seulement il est la marque d'une véritable réflexion de la part de Romero sur son univers, mais il fait montre d'un post-modernisme qui n'est pas sans rappeler celui de Wes Craven pour Scream (1996). Là où le père de Freddy Krueger fait preuve d'une ironie féroce, Romero affecte un positionnement plus brutal – son propos critique dans la saga des morts-vivants n'est pas particulièrement subtil, après tout. De part cette brutalité (qui se reflète notamment dans la conclusion du film, glaçante) et l'intelligence de sa relecture du matériau originel, La Nuit des morts-vivants 1990 appartient certainement aux meilleurs films de George Romero – quand bien il ne l'aurait pas officiellement signé.

samedi 1 septembre 2012

Frankenstein créa la femme

Avec Frankenstein s'est échappé (1957) et Le Cauchemar de Dracula (1958), la Hammer avait pris la main haute dans le domaine de l'horreur. La recette est simple, et en adéquation avec son époque : plus de sang, plus de sexe – un diagnostic qui vaut surtout pour la saga du Prince des ténèbres. Celle du baron Frankenstein, quant à elle, doit avant tout son succès au duo Peter Cushing, qui incarne le baron éponyme, et Terence Fisher, à la mise en scène.

L'affiche française, un rien fantaisiste comme de juste.

Les films Hammer s'intéressent surtout au baron : l'être torturé et fanatique, incarné par un Colin Clive drogué jusqu'aux yeux dans les films de l'Universal, est oublié, au profit d'un aristocrate hautain, méprisant quiconque ne lui arrive pas à la cheville intellectuellement – ce qui revient à dire tout le monde – et auquel le jeu et la prestance de Peter Cushing s'adaptent à merveille. Frankenstein s'est échappé, sa suite directe à l'introduction remarquable, La Revanche de Frankenstein (1959), et la variation sur le thème L'Empreinte de Frankenstein (1964) se focalisent surtout sur la création du « monstre » par le Baron, privilégiant l'approche horrifique.


L'étonnement est donc de mise lorsque, en 1967, Terence Fisher réalise pour la Hammer Frankenstein créa la femme. L'introduction laisse le spectateur dans la confusion : ce cercueil de métal dont on extrait un baron Frankenstein congelé fait-il référence au film précédent, L'Empreinte de Frankenstein ? Celui-ci ne se situant pas réellement dans la chronologie, on serait plutôt tenté de penser à La Revanche de Frankenstein, où le baron et son assistant finissent à Londres, exilés mais tout à fait à leur aise. Là encore, le rapport narratif direct ne semble pas avéré : peut-être, sentant que la bienveillance du public pour les péripéties abracadabrantes conduisant aux multiples résurrection du baron commençaient à s'effriter, le scénariste Anthony Hinds prit-il le parti de placer son film dans une temporalité parallèle.

On serait donc dans le même cas de figure que pour L'Empreinte... Si ce n'est que Frankenstein créa la femme ne s'intéresse pas réellement au thème central de la saga : la réanimation d'un cadavre par les soins du baron. En lieu et place, celui-ci et son hôte, un docteur de campagne suisse quelque peu dépassé, discourent de l'âme. Les expériences menées par le baron le prouvent : elle existe, elle persiste post-mortem, elle peut même être capturée par un champ de force. À charge pour le baron et le docteur, une fois une âme capturée, de la replacer dans un corps sans vie... Le thème traditionnel est donc toujours au centre de l'histoire, mais nous nous éloignons du cinéma d'horreur : ni morceaux de cadavres, ni gibet, ni expéditions nocturnes – pas même un assistant bossu et boiteux, puisque le bon docteur Hertz semble être avant tout là pour offrir un repos comique à la narration.

Le docteur Hertz, gros ahuri sympathique.

Non, si les instruments ésotériques du laboratoire du baron demeurent, Frankenstein créa la femme fait foin du reste du folklore. En lieu et place, nous assistons à la création par Terence Fisher d'une Suisse rurale où le féodalisme perdure avec force : des jeunes gens bien nés passent ainsi leur temps à moquer cruellement et en toute impunité la fille de l'aubergiste, née boiteuse et défigurée (tiens, un substitut thématique ?). Terence Fisher, avec une réelle sensibilité sociale et politique, en profite pour ciseler une ambiance romanesque en diable, mélodramatique, où s'affrontent le pouvoir imbécile et la passion pure. Les circonstances feront que les jeunes dandys arrogants causeront la mort du jeune amoureux de la demoiselle – voici une âme, baron – et que celle-ci se suicidera par la suite – et voici un corps.

Christina (Susan Denberg) cache sa balafre à son amant (Robert Morris).

Une âme masculine dans un corps de femme ! Qui plus est, l'âme d'un amant dans le corps de sa bien-aimée ! Le scandale menace – surtout si la Hammer persiste dans la sexualisation à outrance de son récit. Ce sera le cas dans le sulfureux et mésestimé Dr Jekyll et Sister Hyde (Roy Ward Baker, 1971), mais pas celui de Frankenstein créa la femme. Terence Fisher affirme ici son goût pour le mélodrame, son admiration pour Douglas Sirk : nous sommes toujours bien dans l'horreur, puisque le film va trouver son aboutissement dans la vengeance orchestrée par la créature androgyne, mais une horreur qui s'intéresse, avant tout, aux tourments de l'âme, de l'identité, à la vacuité de la vengeance, à l'impossibilité d'être lorsqu'on est à ce point contre-nature, à l'inutilité tragique de l'amour.

Christina devenue créature (et donc soignée de toute imperfection, exceptée peut-être une tendance au costume folklorique) et son créateur.

Touchant au sublime, Terence Fisher et Anthony Hinds créent une créature fascinante, qui ne porte aucune stigmate de monstruosité, mais dont les actes parlent d'eux-mêmes. Face à cela, le baron Frankenstein se trouvera, pour la première fois de la saga, à court : comprenant que la raison ne peut rien, que persister à vouloir tout contrôler serait avant tout de la cruauté, il devra laisser sa création libre de choisir son destin. Frankenstein créa la femme se termine alors que les autorités sont aux trousses de la créature mais, pour une fois, pas de son créateur.

Le tragique de la créature rappelle le traitement de celle-ci dans les films de James Whale chez Universal : associez à cela un baron Frankenstein en tout point digne de celui créé par l'univers de la Hammer, et vous obtenez sans doute l'un des meilleurs films de la saga, tous pays et toutes époques confondus.

mercredi 22 août 2012

Cthulhu Fluxx


« Déjà que, à la base, le jeu rend fou... », s'est exclamé un ami à l'annonce de la sortie du dernier avatar – à ce jour – de Fluxx. Il ne croit pas si bien dire : sis dans l'univers perturbé du jeu de rôle issu des nouvelles de Lovecraft, Cthulhu Fluxx est l'un des plus intenses de la gamme. D'une part, en accord avec l'ambiance de menace permanente de l'univers du mythe de Cthulhu, les Buts négatifs sont nombreux, et plutôt simples à réaliser. Ajoutez à cela des Nouvelles Règles qui forcent les joueurs à poser les Buts négatifs dès qu'ils les ont en main, et la multiplication des Creepers : il faut donc, dans Cthulhu Fluxx, faire preuve de prudence. Pour pimenter le tout, une Surprise permet à un joueur de gagner au moment où un But négatif est réalisé – il peut donc jouer activement dans le but de faire gagner le jeu, ce qui est résolument une nouveauté dans l'univers Fluxx.

Thématiquement, un effort notable a été fourni pour adapter le jeu à l'univers du mythe de Cthulhu : de nombreuses cartes, notamment dans la catégorie des Actions, sont nouvelles et originales, là où les autres éditions reprennent souvent, en gros, une petite moitié des cartes d'Action et de Règles du jeu de base. Dans l'ensemble, l'univers du mythe imprègne intelligemment le jeu, et les illustrations rendent justice à l'imaginaire lovecraftien. En somme, Cthulhu Fluxx est une réussite, même si les amateurs du Fluxx d'origine déploreront sans doute la complexité croissante du jeu.

Cthulhu Flux comprend des Actions, des Keepers, des Nouvelles Règles, des Buts, des Creepers, des Buts négatifs et des Surprises. Pour l'explication de ces termes, voir l'article consacré à Fluxx.

Les Astres sont propices. Ou pas.

La fin du monde est proche.

D'autant que la ménagerie du mythe s'est donné rendez-vous dans le coin.

Heureusement, des alliés (et quels alliés) sont à disposition des joueurs !



mardi 21 août 2012

Martian Fluxx


Fluxx, c'est un jeu universel : voyez ce Martian Fluxx, à destination de nos amis Martiens ! Original dans son approche, Martian Fluxx propose donc de jouer des Martiens, venus, au choix, apporter leur ineffable sagesse aux humains égarés, ou conquérir la Terre par la force. C'est d'ailleurs une faiblesse de cette édition, tant les joueurs ont tendance à se placer instinctivement du côté des humains.

Quelle que soit l'approche retenue, le ton de Martian Fluxx reste dans tous les cas d'une ironie féroce : en témoigne le nombre de Creepers Pathetic Humans contenus dans le jeu : 10 cartes sur 100. Il faut dire que ces pitoyables et agaçants humains sont partout, on ne peut pas conquérir tranquille.

Bourré de références, Martian Fluxx s'adresse avant tout aux connaisseurs de la science-fiction des 1950s (même si on aperçoit un ou deux Men in Black...) : la Guerre des mondes de H.G. Wells et les films de l'âge d'or de la SF forment la base du jeu, avec un petit crochet par le Rencontre du troisième type de Spielberg. Dans l'ensemble, donc, Martian Fluxx exhale un parfum suranné très agréable, mais qui ne parlera peut-être pas à tous.

Martian Flux comprend des Actions, des Keepers, des Nouvelles Règles et des Buts, moult Creepers humains pathétiques, et un But négatif. Pour l'explication de ces termes, voir l'article consacré à Fluxx.

Un petit clin d’œil à l'univers de H.G. Wells.

Notons que les pathétiques femelles humaines sont pourvues d'un signe permettant de les identifier. C'est vrai, aux yeux de nous autres Martiens, ils sont tous pareils !

D'ailleurs, ils sont tellement misérables : autant tenter une approche pacifique, sinon, ça ne serait pas fair-play...

Approche pacifique... ou pas !

Finalement, ils sont trop forts pour nous !





Pirate Fluxx


Sur la mer, survivre relève souvent autant de la chance que du savoir-faire - que dire, alors, de la vie de pirate ? Capitaine sanguinaire, abordages homériques, sciences des courants et des vents... Tout cela réduit à néant si l'on croise le chemin d'une tempête malveillante... ou si l'on est victime d'une épidémie de scorbut parce que le quartier-maître a voulu réduire la facture ! Vite, un citron ! Et une rasade de rhum !

Pirate Fluxx nous offre donc l'opportunité de vivre la vie de marin libre, de corsaire héroïque, ou de flibustier à l'âme noire comme le Jolly Roger. Plutôt réussie en ce qui concerne l'illustration de la thématique dans les cartes, cet Fluxx est une édition qui assure une partie sympathique et plutôt tranquille.

Deux sympathiques particularités, cependant :
- un Chapeau du capitaine (voir ci-dessous) qui oblige les autres joueurs à vous appeler "mon capitaine" (et accessoirement à convoiter l'accessoire...).
- une Nouvelle Règle, "Plunder", qui vous permet d'aller piquer dans le trésor des autres joueurs une fois par tour. La bonne ambiance est assurée au sein du bateau pirate !

Pirate Flux comprend des Actions, des Keepers, des Nouvelles Règles et des Buts, ainsi que quelques rares Creepers et Surprises. Pour l'explication de ces termes, voir l'article consacré à Fluxx.

Dans Pirate Fluxx, les marins respectent le capitaine, ou bien ils finissent aux fers !

La vie de marin, c'est le bonheur : quand on n'attrape pas le scorbut, on n'est passé à la planche par un capitaine irracible !

... De quoi motiver une mutinerie ! Une fois maître du navire, à vous les pierres précieuses...

Enfin, on peut rêver : tout le monde respecte le capitaine, et de toute façon, il n'y a que lui qui sache où est enterré le trésor...





Fluxx


Fluxx est un jeu de cartes convivial qui présente la particularité d'avoir des règles évolutives, et d'être pourtant d'une grande simplicité – du moins, au début. Comme il est souvent dit lorsqu'on explique le fonctionnement du jeu aux novices : « c'est tout simple, c'est marqué dessus ». Encore faut-il, pour le comprendre, parler l'anglais – allez comprendre pourquoi aucun éditeur ne s'est lancé dans la traduction de ce jeu sympathique et, au vu de ses multiples avatars, hautement profitable...


Le principe du jeu : puisque c'est marqué dessus, lisons : chaque joueur commence le jeu avec une main de trois cartes, et les « règles basiques » (ci-dessus) au centre de la table. Le mécanisme, pour le moment, est : tirer une carte, jouer une carte. Le jeu de Fluxx de base est constitué de quatre types de cartes :


Les Actions (cartes bleues) : produisent un effet sur le jeu, puis sont défaussées.

Les Nouvelles Règles (New Rules, cartes jaunes) : changent immédiatement les règles du jeu. Ainsi, une carte indiquant « Tirez 3 cartes » jouées sur la carte des règles basiques permet au joueur de tirer deux cartes supplémentaires (puisqu'il en a déjà tiré une à ce tour). De même, une carte « Jouez deux cartes » permet, dans le même cas de figure, de jouer une carte supplémentaire, puisque le joueur en a déjà joué une. Les Nouvelles Règles restent en jeu jusqu'à ce qu'elles soient défaussées, soit par une nouvelle règle influençant le même aspect du jeu (une nouvelle règle « Jouez quatre cartes » remplacera une « Jouez deux cartes », par exemple), soit par une carte action ayant cet effet.

Les Keepers (cartes vertes) : sont des objets, personnes, de façon générale, des « choses ». Elles ne produisent, de base, aucun effet, sauf si c'est indiqué sur la carte. Les Keepers sont toujours en rapport avec l'édition de Fluxx dont ils sont issus. Ces cartes sont posées devant le joueur les ayant mises en jeu, mais elles peuvent être défaussées, volées, soit par l'effet de cartes Action, soit par l'effet de Nouvelle Règles.

Les Buts (Goals, cartes roses) : sont les cartes qui fixent la manière de gagner. Tant que personne n'a posé de But en jeu, le jeu ne peut avoir de vainqueur. Généralement, les Buts se réfèrent à deux Keepers : le premier joueur à avoir ces deux Keepers en jeu remportent instantanément la partie. C'est l'originalité de Fluxx : admettons qu'un joueur doive jouer toute sa main, et possède dans celle-ci un But assurant la victoire d'un adversaire, il sera obligé de la jouer – à lui de trouver une façon de jouer ses autres cartes pour empêcher cela ! Un But joué remplace instantanément le But précédent : ce dernier est défaussé.

Au fil du temps, les éditions de Fluxx se sont dotées de nouvelles cartes :


Les Surprises (cartes violettes) : sont, certainement, les cartes les plus complexes à jouer. Elles peuvent soit être jouées pendant le tour d'un joueur, fonctionnant dans ce cas exactement comme une Action, mais elles peuvent aussi être jouées hors du tour d'un joueur, en réaction à une autre carte. C'est à ce jour la seule façon de jouer des cartes hors de son tour à Fluxx. Dans les deux cas, une fois son effet produit sur le jeu, une Surprise est défaussée.

Les Creepers (cartes noires) : d'un maniement apparemment également complexe, les Creepers sont finalement assez simples d'utilisation. Si un joueur tire un Creeper à son tour, il le pose instantanément devant lui, avant de tirer une carte pour le remplacer. En règle générale, un Creeper est une carte qui empêche son possesseur de gagner, tant qu'il n'a pas trouvé le moyen de s'en débarrasser. Cette carte peut cependant intervenir dans certains Buts. Comme les Keepers, dont ils sont le pendant négatif, les Creepers sont le reflet du thème de l'édition de Fluxx dont ils sont issus.

Les « Buts négatifs » (Ungoal, cartes rouges) : sont le pendant négatif des Buts. Grâce à un But négatif, une partie peut se terminer sur une victoire du jeu contre les joueurs. Ils sont, le plus souvent, liés aux Creepers. Jouer une carte de But négatif remplace aussi bien un autre But négatif, qu'un But normal.

Le public cible du jeu n'est pas clairement identifiable. Rappelons une bonne fois que le jeu n'est disponible qu'en langue anglaise : évidemment, une pratique relativement bonne de cette langue est indispensable (même si les cartes sont pratiquement toutes pourvues d'illustration permettant de comprendre instinctivement leur effet). En dehors de cela, le jeu vaut surtout par son adéquation avec les thématiques qu'il aborde : les références sont traitées avec beaucoup d'humour et de connaissance des univers dépeints, ce qui constitue le principal plaisir du jeu. Sa rapidité, le plus souvent au moins car les parties peuvent s'éterniser, en fait un jeu idéal pour un quart d'heure ludique au coin d'une table de café. En revanche, les amateurs de jeux sérieux, n'impliquant pas le hasard, devront passer leur chemin. S'il est potentiellement possible de construire une stratégie à Fluxx, il s'agit le plus souvent d'une stratégie à court terme, sans beaucoup de réflexion : le jeu est construit pour être rapide, facile d'abord et amusant.

Il convient de noter également que les différentes éditions de Fluxx peuvent être mélangées les unes aux autres. C'est effectivement possible, mais sans beaucoup d'intérêt, et cela accroît considérablement la durée et la difficulté des parties.

Nombre de joueur : virtuellement illimité.
Durée d'une partie : 10 à 15 minutes.
Prix moyen constaté : 20 euros par édition. Il convient de noter que, malgré le fait qu'il n'ait pas été traduit, Fluxx se trouve disponible dans beaucoup de boutiques en France, et dans de nombreuses déclinaisons.

Thématiques de Fluxx :
- Fluxx basique
- Oz Fluxx : basé sur l'univers du magicien d'Oz
- Star Fluxx : basé sur l'univers de Star Trek
- Pirate Fluxx : comme son nom l'indique, basé sur l'univers des pirates
- Zombie Fluxx : où Fluxx s'intéresse aux films de zombies
- Martian Fluxx : les Martiens envahissent la Terre !
- Monty Python Fluxx : inspiré par l'univers des célèbres comiques anglais
- Cthulhu Fluxx : Fluxx chez Lovecraft.
- Eco Fluxx : le Fluxx écoresponsable
- Family Fluxx : Fluxx avec des règles encore plus simples !
- Stoner Fluxx : le Fluxx politiquement incorrect, sur le thème de marijuana

vendredi 29 juin 2012

Fleeced!

"Mouton sur noir", étude, 2012.

Si l'homme est un loup pour l'homme, alors je ne vous parle pas de l'homme pour un mouton ! Et si l'homme est un chien-cyborg ! Ou un pingouin transformiste ! C'est là le sujet de Fleeced!, le jeu de plateau inspiré des héros du studio Aardman, Wallace & Gromit, ou ils côtoient Gwendolene, Shaun le mouton, et les terribles Feather McGraw et Preston le chien-cyborg dans la course au plus gros troupeau.


Faire un jeu qui soit à la fois bon et drôle à partir d'un univers de cinéma, disons-le, est sacrément casse-gueule, et malheureusement, Fleeced! est un jeu qui ne passionnera guère que les amateurs – éclairés, nous ne saurions trop suggérer à ceux qui ne connaissent pas cet univers de se précipiter dessus – des aventures rocambolesques de Wallace & Gromit, avec moutons, inventions délirantes et fromage.

Ceux-là, en revanche, seront comblés. La mécanique de jeu de cette course-aux-moutons n'est certes pas des plus fluides, mais elle est hilarante : une fois sa file de moutons récupérées, le joueur devra rentrer chez lui à toute vitesse, sous peine de se les voir voler par ses petits camarades. Ce qui ne manquera pas d'arriver. Pour tout dire, le jeu tourne assez vite à la foire d'empoigne et aux crises de rire incontrôlées. Pour quelle raison ? Parce que LE SIFFLET.


Il faut bien sûr siffler pour attirer ses moutons, avant de se mettre en marche. Évidemment. Mais le faut-il lorsqu'on relance les dés après un double ? Et après avoir joué une carte ? Car, si l'on siffle à tort et à travers, voilà les moutons qui s'égayent dans les rues, direction le pré central... et les autres joueurs, en embuscade, et qui savent, EUX, à quel moment il faut siffler ! (ou pas) Le beau sifflet en plastique, qui émet un terrible « pfiuûut », sera donc source de rires déments et de désespoir profond avant la fin de la partie – tout comme le joyeux chaos dans lequel baigne le jeu.

Voilà donc un exemple parfait de jeu destiné à une niche précise : les joueurs amateurs d'humour anglais. Pour les autres, la longueur des parties (potentiellement interminables), les règles dont la prise en main est assez délicate seront des défauts rédhibitoires. Le chaos inhérent au jeu, la beauté remarquable des figurines, l'humour non-sensique qui baigne le tout seront des qualités indéniables pour les amateurs de Wallace & Gromit, et même les plus jeunes, qui prendront à n'en pas douter un plaisir certain à donner du sifflet – toujours quand il faudra, en plus !


Nombre de joueurs : 6
Durée d'une partie : 60 à 120 minutes
Prix moyen constaté : une trentaine d'euros, pouvant aller jusqu'à cinquante.
Note : attention, jeu disponible uniquement en anglais !

Carcassonne

Carcassonne, comme son nom ne l'indique pas, est un jeu allemand. Voilà qui, a priori, annonce un jeu de qualité : avec Carcassonne, nous avons à faire à un jeu de référence. Il s'agit d'un jeu de placement, avatar simplifié des interminables jeux de stratégie, revu via le fonctionnement d'un jeu de domino : si la forme est simple, le jeu s'avère très vite plus complexe. Pour comprendre les règles, la boîte de base suffit (on la trouve aujourd'hui vendue directement avec l'extension « La Rivière »). Cependant, si l'on rêve d'une partie un peu plus corsée, se procurer une ou plusieurs extensions est indispensable – nous y reviendrons.

Une carte réalisée avec les tuiles présentes dans la boîte de base de Carcassonne.

Le principe du jeu est relativement aisé à comprendre : chaque joueur, à son tour, va piocher une tuile, et choisir ou non d'y placer un « partisan », petit personnage représentant son influence sur la zone. La carte est divisée en plusieurs types de construction : villes, routes, abbayes, champs, chacun rapportant plus ou moins de points. Le but du jeu n'est pas tant d'agencer son placement de partisans de façon à remporter suffisamment de points que de faire en sorte d'empêcher l'adversaire d'en marquer, en tentant de contester son influence. Le placement des tuiles est très simple : à la manière d'un puzzle ou de dominos, il faut que les bords de la (ou des) tuile(s) corresponde(nt) à celle que l'on veut poser. Le jeu est fait pour qu'il soit très rare, voire impossible, de ne pas pouvoir placer une tuile.

Le public-cible est désigné par l'éditeur comme étant « 8 ans et plus » : il faut tout de même signaler que Carcassonne est un jeu qui nécessite patience, calme et un certain esprit d'analyse.

Comme on peut le constater sur la photo ci-dessus, la boîte de base ne couvre que l'équivalent d'une petite table : attention toutefois au fait que, l'intérêt pour le jeu grandissant, vous pourrez avoir besoin d'un espace de jeu très important, avec les extensions : c'est sans doute le seul défaut réel du jeu. En dehors de cela, Carcassonne fourmille de qualités, que ce soit par la simplicité de sa prise en main, l'impossibilité de réaliser deux parties similaires, le plaisir simple du jeu de construction comme celui, plus complexe et prenant, d'un jeu de stratégie qui ne nécessiterait pas deux heures de mise en place et vingt-cinq de jeu. Best-seller depuis sa création en 2001, Carcassonne demeure, à raison, un jeu de référence.

Nombre de joueurs : 5
Durée d'une partie : 60 à 90 minutes
Prix moyen constaté : une trentaine d'euros, une quinzaine par grande extension, 5€ par mini-extension.

Carcassonne : les extensions
À partir d'ici, nous partons du principe que vous connaissez les règles. De plus, nous vous proposons un agencement des tuiles de chaque extension, pour référence.

Mini-extension de base : la fête

La boîte du 10ème anniversaire, parfaitement hideuse et impossible à ranger.

La Fête est une extension de dix tuiles très puissantes : chacune d'entre elles permet, si l'on n'a pas posé de partisan, de reprendre un partisan nous appartenant, posé sur la carte. À utiliser avec parcimonie.

Extension numéro 1 : Auberges et Cathédrales

Une extension dont les tuiles couvrent toutes les constructions.

Première extension à avoir fait suite à la sortie du jeu de base, Auberges et Cathédrales est une extension majeure, mais pas en terme d'évolution des règles. De ce point de vue, les auberges et cathédrales, qui augmentent respectivement la valeur des routes et des villes, mais les laissent à 0 points si les constructions ne sont pas achevées à la fin de la partie, ne présentent qu'un intérêt anecdotique. L'extension présente, de plus, un « super partisan », qui vaut deux partisans, dont on pourra se passer. En revanche, cette extension propose également le sac pour mélanger les tuiles, très pratique, et surtout les pions permettant d'ajouter un sixième joueur à la partie. À ce jour, c'est le nombre de joueur maximal.

Extension numéro 2 : Marchands et Bâtisseurs

Une extension où les tuiles de villes sont très représentées.

Si vous ne deviez vous acheter qu'une seule extension, que cela soit Marchands et Bâtisseurs : non seulement elle propose un nombre important de nouvelles tuiles (24), mais également beaucoup de nouveautés, toutes intéressantes :
- le cochon : lorsque vous contrôlez un champ, vous pouvez, à la place d'un partisan, placer un cochon dans ce champ. Les villes environnantes rapporteront un point de plus chacune ;
- le bâtisseur : lorsque vous contrôler une ville ou une route, vous pouvez y poser le bâtisseur. À partir du tour suivant, dès que vous ajoutez une tuile à la ville (ou la route), vous pouvez rejouer immédiatement ;
- les blasons de commerce : lorsqu'une ville qui comporte des tuiles avec un blason commercial, le joueur qui finit la ville (pas forcément, donc, celui qui va marquer les points de la ville) reçoit le blason correspondant. Les marchandises sont : bière (9 tuiles), blé (6) et soieries (5). À la fin de la partie, pour chaque marchandises dont il possède une majorité de tuile, un joueur marque 10 points en plus.

Extension numéro 3 : Damoiselle et Dragon

Un beau dragon rouge, et de nouvelles tuiles pour toutes constructions.

Avoir un dragon à Carcassonne, voilà qui a du chien. D'autant que la figurine (voir ci-dessus) est tout à fait réussie. Le problème, c'est que cette extension apporte des changements de règles qui rende le jeu beaucoup moins agréable : le dragon, qui va se déplacer relativement souvent, dévore (renvoie dans la main de son propriétaire) chaque partisan qu'il croise ; la demoiselle, toujours trouvée dans une ville, en retire un partisan de la même façon que le dragon. Ces nouvelles règles n'apportent pas grand-chose : de surcroît, elle apporte un élément de chaos très important à un jeu dont une grande qualité était de ne pas être soumis au hasard. Amusant, donc, mais fortement dispensable.

Extension numéro 8 : Bazars, Ponts et Forteresses

De nouveaux accessoires pour une extension aux allures de marché aux puces.

Voici également une extension dont on peut se passer. Trois nouveaux accessoires sont introduits :
- les ponts : permettent de relier une route à une autre, au dessus d'une tuile sans route. L'effet serait anecdotique s'il ne rendait pas beaucoup plus difficile la tâche déjà ardue consistant à contrôler ses champs.
- les forteresses : au lieu de marquer 4 points avec une ville à deux tuiles, vous pouvez placer dessus une forteresse. Cette forteresse, lorsqu'une des tuiles la bordant immédiatement sera partie d'une construction marquant des points, en fera marquer autant à son contrôleur. Il est possible, avec une forteresse, de réduire à néant les efforts d'un adversaire pour une construction importante, voire de multiplier par deux ses propres gains : bien trop puissant, cet effet est à banir.
- les bazars : permettent de mettre aux enchères des pièces sorties du sac. Ni trop puissant, ni utile.

Mini-extension numéro 1 : les aéronefs

Des tuiles exclusivement "champ" pour cette mini-extension.

Tout au plus amusante, cette mini-extension permet l'envol de partisan depuis un champ, vers une construction en cours potentiellement contrôlée par un adversaire. Pour s'amuser.

Mini-extension numéro 1 : les Brigands


Chaque joueur se voit doté d'un brigand, qui lui sert à « voler » quelques points à un adversaire la prochaine fois qu'il gagne des points. La mécanique associée étant équilibrée – tous les joueurs placent un brigand en même temps – cette mini-extension est également amusante, sans être indispensable.

Liste des extensions non traitées :
- La Rivière
- La Rivière II
- Le Comte de Carcassonne
- Les Cathares
- La Tour
- Maires et Cloîtres
- Comtes, roi et consorts (contient le Comte, la Rivière II et deux autres mini-extensions)
- La Catapulte
- Mini-extensions 2, 3, 4 et 5 : messagers, ferrys, mines d'or, magiciens et sorcières.

Il convient également de noter que le jeu est disponible dans une big box, contenant la boîte de base et les cinq premières extensions.

jeudi 21 juin 2012

Frankenhooker

Dans la grande tradition des « films de Frankenstein » – nom qui désigne, rappelons-le, le créateur et non la créature –, on distingue deux courants majeurs : les films comiques, parodiques, et les films sérieux, tragiques. A priori, avec son scientifique de bazar tentant de redonner vie à sa fiancée débitée par une tondeuse télécommandée, et à laquelle il entend redonner un corps prélevé, morceau de choix par morceau de choix, sur les prostituées locales, Frankenhooker (1990) de Frank Henenlotter se classe dans la première catégorie.


Toute la première partie du film conforte cette impression : après le drame de la tondeuse télécommandée, qui frappe une famille W.A.S.P. bon teint, le film se consacre aux recherches de Jeffrey Franken, jeune étudiant refoulé de l'école de médecine, afin de trouver un corps souhaitable à sa fiancée, dont il conserve la tête. Le film donne volontiers dans la comédie grasse, et n'est pas sans évoquer la recette du cinéma d'un Fred Olen Ray : un prétexte vaguement horrifique, utilisé pour montrer le plus de filles dénudées le plus souvent possible. À la clé, un petit film calibré pour une soirée pizza, qui fera le bonheur des solderies DVD.

Tout l'univers, tout le talent de Fred Olen Ray en une affiche.

Ce serait oublier que le rare Frank Henenlotter est le père de quelques bijoux traumatiques du cinéma gore des années 1980 : Frères de sang (1982), ou la relation symbiotique horrible entre un jeune homme et son siamois difforme et assassin, qu'il transporte dans un panier (qui donna lieu à deux suites, nettement moins convaincantes) et Elmer le remue-méninge (1988), avec son parasite cérébral aux instincts débridés. Les deux films ayant fait très forte impression, Frankenhooker (littéralement : « Frankenpute »), moins littéralement provocateur, sera accueilli avec plus de circonspection par le public, et la carrière de Frank Henenlotter subira un sérieux coup de frein.

Frankenhooker s'émancipe bien vite du style qu'il assume au départ. On peut déjà déceler, dans la scène où Jeffrey « sélectionne » la prostituée dont il voudrait prendre le corps, une part de tragédie : si l'ensemble est réalisé comme un sketch digne de Benny Hill – le malheureux jeune homme ne sait quel corps choisir, parmi toutes les beautés qui l'entourent et doit donc prendre son temps avant de faire son choix – la tragédie frappe déjà lorsque les prostituées tombent sur le « super-crack » dont il entend se servir pour faire passer la fille de son choix de vie à trépas, disposant ainsi de son corps. Incapable d'empêcher toutes les filles, qui sont totalement accros à la drogue, de se servir dans son stock, il va les voir mourir les unes après les autres : pourtant, il est très clair qu'il n'a pas voulu cela.


En grand romantique, Jeffrey offre un dîner aux chandelles à la tête de son aimée, tout en lui expliquant avec finesse son plan...

Une scène précédente le voit d'ailleurs, désemparé, se chercher des excuses pour le meurtre qu'il envisage de commettre : « je ne vais pas la tuer, je vais juste la mettre en présence d'une drogue mortelle. Après, si elle en prend, ce sera de sa faute »... Profondément lâche, Jeffrey se démarque des Frankenstein fous à lier qui l'ont précédé : de celui, blasphématoire et hystérique, incarné par Colin Clive dans les années 1930, chez James Whale, de celui, hautain et aristocratique, de Peter Cushing pour la Hammer... Jeffrey Franken n'est rien de plus qu'un ado bourré d'hormones jusqu'aux oreilles, et qui trouve dans l'accident survenu l'opportunité de transformer sa fiancée en page centrale de Playboy. Ce benêt, lorsqu'il est mis en présence des prostituées, n'est pourtant pas dupe : le maquereau tient les filles grâce au crack, et la misère affreuse dans laquelle elles vivent le choque sincèrement. Pour autant, une fois l'overdose massive de crack survenue, cela ne l'empêche pas de ramasser tous les morceaux : pourquoi cracher sur l'occasion, surtout lorsqu'il n'est absolument pas à blâmer ? Lâcheté, stupre sans panache, burlesque premier degré : on est bien, en apparence, dans le domaine de la série Z, modèle Fred Olen Ray.

Jeffrey fait son marché, avec une belle rigueur scientifique.

Il suffit d'un coup de foudre pour changer les choses : fidèle au mythe cinématographique (créé par James Whale : les adaptations antérieures et le roman original voit la créature naître par une méthode alchimique), Jeffrey va offrir sa créature au tonnerre, et lui insuffler l'étincelle vitale. Une fois le drap tombé, la « fiancée », qu'on imaginait volontiers séduisante, provocante, disponible – dans la droite ligne des séquences précédentes, se révèle certes très belle, mais grotesque, affligée de tics outrés, incapable d'articuler autre chose que les phrases vulgaires qui faisaient le quotidien des prostituées d'où viennent les parties de son corps. Même dans la mort, les malheureuses ne peuvent donc échapper à leur condition – c'est tout ce qu'il subsistera d'elles.

La créature, à côté d'un... truc bien dans la tradition.

Quelques clients occis plus tard – la belle leur inflige un coup de foudre parfaitement littéral – voilà le maquereau, la créature et Jeffrey réunis. Du premier, on disposera alors que les restes laissés de côtés des malheureuses prostituées décident de lui donner un aperçu de ses propres méthodes, en le bourrant de crack – mais pas avant qu'il n'ait décapité Jeffrey. Qu'on se rassure : une happy end est au rendez-vous – le scientifique a laissé des notes précises sur sa méthode pour ranimer des restes... féminins. Exclusivement des restes féminins. « Où est ma bite ? », glapit ainsi celui qui n'a, finalement, fait tout ça que pour contenter ses appétits hormonaux, et qui finit le film flanqué d'un corps féminin monstrueux.

La violence de la conclusion de Frankenhooker étonne, après le ton badin des débuts : manifestement, cette opposition a été voulue par Frank Henenlotter, qui place de cette façon son film dans la tradition la plus sombre attachée au mythe de la créature de Frankenstein. La grande tragédie de la créature n'est pas d'être une chose monstrueuse, morbide, hideuse, lâchée dans le monde sans avoir eu le temps d'y faire ses armes : c'est, simplement, de côtoyer son créateur. Ridley Scott préfère, dans son récent Prometheus, fait le choix de l'efficacité pure, de la confrontation physique : ignore-t-il les leçons du legs de Mary Shelley, qui pourtant sous-titra son livre « Le Prométhée moderne » ? La créature n'a pas le choix de se faire des illusions sur les raisons de sa création : elle n'a pas le choix de se forger une foi, un espoir. C'est l'orgueil qui lui donna naissance chez Shelley, le stupre, chez Henenlotter : jamais l'espoir, jamais l'amour.

Frank Henenlotter y répond donc avec un humour féroce, en doublant sa contribution au mythe originel d'un discours au féminisme rude et touchant. Ce faisant, il transcende la qualité médiocre de son Frankenhooker, pour lui offrir une place de choix dans son panthéon.

vendredi 25 mai 2012

Les Ailes de la renommée

Les Ailes de la renommée

Peter O'Toole, Marie Trintignant et, en tout début de carrière, Colin Firth : voilà la distribution hétéroclite des Ailes de la renommée du tchèque Otakar Votocek. Doté d'une idée de scénario fascinante, le film brille plus aujourd'hui par sa résonance avec la réalité que par son exécution.

Nous voici dans les années 1960, en compagnie de Peter O'Toole, acteur de référence adulé. Comme on l'apprendra plus tard, il a volé à un jeune auteur (Colin Firth) l'intégralité d'un manuscrit pour en faire son autobiographie à succès. Désespéré de ne pouvoir contacter la star, le jeune homme décide, sur un coup de tête, de l'assassiner, et meurt dans la cohue qui s'ensuit. Post-mortem, voici nos deux adversaires convoyés par un passeur blafard vers une île où, découvriront-ils, leur popularité dans le monde mortel conditionne le prestige dont ils jouissent...

Vers l'au-delà.

On ne le répétera jamais assez : une bonne histoire ne fait pas nécessairement un bon film. Otakar Votocek va ainsi se perdre sur son île, incapable, semble-t-il, de garder le cap de son script : Les Ailes de la renommée va donc osciller entre de fascinantes séquences à l'onirisme envoûtant et d'autres, d'une gratuité redoutable. On peut sans peine imaginer, ainsi, la patte des producteurs du film derrière la scène d'amour, outrageusement démonstrative, entre Marie Trintignant et Colin Firth – une scène d'une incongruité remarquable en regard du ton éthéré du reste du film.

Marie Trintignant s'amuse à s'entourer de mystère...

Plus troubles sont les possibles erreurs de script, telles que la présence de musiciens rock-punk, qui évoquent fortement The Sex Pistols, au moment de la mort des personnages principaux, dans les années 1960. Le flot temporel est-il logique, dans ces limbes ? Le personnage de Marie Trintignant suscite, également, l'interrogation : amnésique, elle est incapable de se souvenir de la raison qui l'amène sur l'île. N'ayant, semble-t-il, d'occupation autre que d'écouter un disque de son cru (dont la piètre qualité nous dissuade de penser qu'il serait la source de sa célébrité), elle incarne à elle seule le mystère du lieu. Son personnage est fascinant, mystérieux – est-elle autre chose qu'une simple résidente, est-elle une déesse du monde des morts, posée ici pour désespérer ceux qui tombent dans ses filets ? L'idée est séduisante, et la succession de scènes à la limite de l'abstraction qui la mettent en scène ne peut que renforcer celle-ci. Le mystère va, d'ailleurs, demeurer au-delà du film, qui ne nous dira finalement rien de ce beau personnage. La mort tragique de l'actrice, sous les coups de son compagnon Bertrand Cantat, quelques années plus tard, donne, de plus et malheureusement, un caractère plus poignant encore à cette morte évanescente qui semble vouloir oublier les raisons pour lesquelles le monde humain se souvient toujours d'elle avec tant de force...

...et Peter O'Toole s'amuse à cabotiner.

Les Ailes de la renommée répond aussi, et plus volontairement, au réel dans la relation entre le jeune loup frustré de son succès Colin Firth par le vieux beau usé Peter O'Toole. Si le premier n'est guère constant dans la qualité de son interprétation – la maturité est encore à venir à l'époque du film, en 1990 –, Peter O'Toole est remarquable d'élégance et de dandysme suffisant et fatigué. Cependant, le cabotinage raffiné et maîtrisé de l'acteur n'est pas, loin s'en faut, la seule raison de découvrir le film. Les scènes inutiles ou trop longues dont nous avons déjà parlé ne font pas oublier les belles idées qui parsèment Les Ailes de la renommée : les limbes de l'oubli, brumeuse mer dans laquelle nagent perpétuellement des damnés incapables de se noyer, le Grand Hôtel de l'Au-Delà, dont le fonctionnement inhumain et froid donne à Otakar Votocek l'occasion de construire une critique efficace de la bureaucratie soviétique – le tout agrémenté d'une photo ouatée très pertinente.

Demeuré présent dans la mémoire de quelques-uns pour la force de son idée originale, Les Ailes de la renommée a donc évolué avec le temps, alors que le réel a donné plus de corps aux personnages principaux. Et si le temps a certes accentué les défauts du film, le fait est que ses beautés demeurent, et méritent qu'il ne disparaisse pas, à l'instar de ses damnés, dans les eaux troubles de l'oubli.

Les limbes aux oubliés.

mercredi 23 mai 2012

Paperhouse

Entre 1988 et 1992, Bernard Rose va marquer le cinéma fantastique, dans l'acception la plus large du terme. Sur les pentes enneigées d'Avoriaz, qui a encore à ce moment-là quelques années avant de se faire dévorer par Gérardmer, on peut découvrir quelques perles qui témoignent d'un désir pour un fantastique différent, alors que le genre est dominé par le slasher.

Paperhouse (1988) fait partie de cette école, qui ne laisse pas d'étonner la presse d'alors : le film est profondément onirique, n'appartenant au genre de l'horreur que par l'effroi, la tension qu'il génère, et non par les effets de manche et de maquillage coutumiers du genre. Paperhouse ne fait allégeance à aucun genre, création unique au croisement d'une esthétique surréaliste et d'un imaginaire revu à la mode freudienne.

La maison de papier.

Bernard Rose va, quatre ans plus tard, entrer dans le panthéon de l'horreur par la grande porte, et avec tous les honneurs, pour Candyman. Remarquable relecture du mythe du croque-mitaine, le film est avant tout celui du scénario de l'écrivain d'horreur Clive Barker et de la partition, hypnotique, de Philip Glass. Bernard Rose subsiste-t-il, aux côtés de ces deux géants ? À comparer Candyman à Paperhouse, on se rend compte que le réalisateur persiste dans certaines obsessions : la déshumanisation de son époque, et l'idée d'exprimer celle-ci via les bâtiments. Ainsi, le Cabrini Green de Candyman est-il autant un personnage central que l'héroïne, Helen, ou que Candyman lui-même : à tout prendre, Candyman est Cabrini Green.

Évidemment, les bâtiments jouent un rôle central dans Paperhouse, avec en premier lieu la maison de papier du titre. C'est la construction imaginaire d'une petite fille, Anna, qui fuit un réel qui ne la comble aucunement : trop intelligente, trop douée, elle est également trop sensible. Son père étant toujours loin de sa famille – pour son travail, nous dit-on, elle manifeste son état de manque par une hypersensibilité, une arrogance aussi difficiles à supporter pour sa mère que pour le spectateur. Sa chambre, dans laquelle elle est bien vite confinée, l'étouffe autant que sa salle de classe : elle va lui préférer les plaines infinies du monde onirique dans lequel prend place sa maison de papier.

Créé d'un simple coup de crayon, l'intérieur de la maison est dépouillé, et le visage du jeune homme inconnu dessiné à la fenêtre est, logiquement, privé de l'usage de ses jambes.

Bernard Rose privilégie les gros plans oppressants dans le monde réel, tandis qu'il se plaît à mettre en valeur l'espace dans le monde du rêve : grandes étendues herbeuses, grandes pièces aux teintes pâles. Lorsque le rêve vire au cauchemar, le réalisateur va donner, plus encore, dans l'abstraction, le symbolisme, et pénétrer de plain-pied dans le monde horrifique : c'est d'ailleurs le seul moment où Paperhouse peut être rattaché à un genre particulier, tant le ton du reste du film échappe à toute classification.

Le plus intéressant de Paperhouse demeure la transition opérée entre une première partie tangible, sise dans le monde réel, dans lequel tous les personnages semblent être parvenus aux limites de leur nervosité, prêts d'exploser, et la seconde partie, qui survient alors qu'Anna prend conscience de la correspondance entre ses dessins et son monde onirique. La tension accumulée par Bernard Rose va subrepticement alimenter la terreur sous-jacente qui parcourt le film : quand les adultes vont-ils décider que l'asile est la seule pour Anna, dont le comportement arrogant laisse place à une fièvre perpétuelle oppressante.

Bernard Rose se charge de donner corps au monde du rêve d'une façon exagérée, grotesque, qui évoque les peintures surréalistes de Dali autant que le monde des morts du Beetlejuice de Tim Burton : la progression des décors est également celle de la tension, voire de l'épouvante, qui demeure pourtant perpétuellement tapie sous les images – une épouvante qui ne va se révéler qu'en tout dernier recours. De là, la circonspection des amateurs du genre.

Le basculement dans le cauchemar : le croque-mitaine, déjà, paraît à l'horizon.

Malgré toute l'attention portée à ce monde onirique et à la façon qu'il a d’interagir avec le réel, Paperhouse demeure bancal, manquant peut-être du soutien de la partition d'un Philip Glass pour faire de lui le classique qu'il aurait du être. Malgré tout, on ne peut manquer de saluer la subtilité avec laquelle le film va revenir vers le monde du conte de fée « à l'ancienne », de ceux où les thèmes du passage à l'âge adulte, de la sexualité et de la mort étaient omniprésents, de ceux, également, qui laissent planer le doute sur la conclusion du récit – ce qui achève de placer Paperhouse hors des sentiers battus.

Revoir Paperhouse aujourd'hui offre, enfin, une satisfaction supplémentaire : celle de se rendre compte de la parenté de ce film et du récent The Hole de Joe Dante : structure et problématique similaire, avec, pour Dante, le choix de partir sur les voies de l'horreur sombre, quand Bernard Rose reste dans la pureté clinique. Deux faces d'une même pièce, en somme, guère plus rassurante l'une que l'autre.