dimanche 17 janvier 2010

Les Filles de la cendre


Sur La Dame n°13, José Carlos Somoza

Avec la Dame n°13, nous dit le quatrième de couverture, il faut user de prudence car - si par malheur tu parles d'elle... !, lance un vieillard, sibyllin, à son petit-fils. Et il semble qu’on ait déjà fort à faire avec les douze autres. Ces treize Dames – conservons leur la majuscule, plus par crainte que par révérence – seraient les Muses, mais également beaucoup plus que cela. Êtres divins, et donc parfaitement étrangers à la notion de compassion, d’empathie ou d’humanité, les Dames président depuis des éons à la création de la poésie. Et dans les océans de vers produits par les poètes depuis le début des temps, certains vers, certaines strophes, dits d’une certaine façon, par certaines personnes, recèlent un pouvoir insoupçonné – des sorts que les Dames savent reconnaître, et exploiter.

Pour quelle raison les deux protagonistes de La Dame n°13 se retrouvent-ils sur le chemin de ces terribles créatures ? C’est toute l’intrigue de l’ouvrage. Un ouvrage étonnant : là où l’on s’attendrait à trouver une jolie allégorie, peut-être un peu gauche, de l’influence de la poésie sur le réel, Somoza se montre d’un sombre matérialisme. Rarement, sinon jamais, ne se laissera t-il tenter par la tentation de la polysémie – sinon dans quelques étranges images, au lyrisme insoupçonné, qui émaillent le récit. Mais le reste de son discours est celui d’un lecteur avide, qui aurait intégré les plus perturbées des images poétiques : le verbe de Somoza sert avant tout à créer une galerie de monstruosités, de barbaries inattendues, qui évoquent plus volontiers les plus baroques passages de H.P. Lovecraft, les plus insanes poésies de William Blake, mais aussi et surtout L’Enfer de Dante, et Les Chants de Maldoror, de Lautréamont.


La poésie, c’est la folie cannibale, la dévoreuse de monde qui se tapit sous les illusions que cherchent les poètes, semble nous dire le narrateur. Utilisant une structure évocatrice du roman gothique, il va plonger ses personnages dans une enquête sombre, riche en complots et rebondissements, mais dont la fin de sera pas éludée comme dans les autres ouvrages de cette mouvance : il n’est ici nullement question de valider une pseudo-morale victorienne, juste, peut-être, de personnifier le monstre que cache l’inspiration poétique ; l’horreur jalouse, fantomatique et dévorante de l’Inspiration.


Le plus étonnant reste cette tendance de Somoza à se choisir un thème, pour mieux s’en écarter : décrire une descente aux enfers d’une façon certes hyperbolique, mais toujours en restant dans un langage – parfois douloureusement – concret, alors qu’il s’agit de parler de poésie. On peut en dire autant du rapport aux femmes de l’auteur comme des personnages. De menace latente et mystérieuse, d’Hadaly idéale et inaccessible sous toutes ses formes, la femme devient un monstre inhumain, non pas pervers, mais étranger à toute motivation humaine – à toute motivation masculine, serait-on tenté de dire. Les personnages mâles du récit sont ainsi tous transformés en jouets de passions qui les dépassent, dans lesquelles ils se révèlent sincèrement, mais en demeurant d’inutiles pantins justes bons à susciter le mépris, l’amusement, ou la compassion. L’auteur, quant à lui, semble se refuser à dépeindre l’intériorité de ses personnages féminins, alors que la psyché des deux hommes au centre de l’intrigue est copieusement disséquée…


Somoza livre t-il, avec La Dame n°13, un chant de peur à l’égard de la femme, cette figure toujours voulue comme l’inspiration du poète dans une conception « classique » de l’art – qu’il rapprocherait de la figure de la femme désirée par l’homme, qui se révèle également une tromperie, peut-être la pire de toute, dans son ouvrage ? Peut-être trouvons nous ici trace de ce puritanisme sous-jacent dont sont caviardés les romans gothiques. Triste constat, auquel on voudra opposer l’infernal Lilith, où Marcel Schwob prend le contre-pied de la vision martyre de Somoza, avec un narrateur homme chez qui la passion amoureuse est avant tout celle du poète pour son idéal, un idéal qu’il révère jusqu’à la consommation – littérale, cannibale, vertigineuse, et plus profondément troublante – de l’union.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire